•             Debout les bras croisés dans un recoin discret près de l’entrée, Avignant regardait les spectateurs rejoindre leur véhicule, emportant avec eux leurs souvenirs de la pièce. Guillaume avait honte. En dix-sept ans de carrière c’était la première fois qu’il avait un aussi gros trou de mémoire sur scène. Le plus terrible, c’est que Thomas Robson lui avait soufflé son texte et qu’il avait été incapable de lire sur les lèvres. Les spectateurs l’avaient encouragé par des applaudissements mais rien n’y avait fait, il ne parvenait pas à se souvenir de sa réplique. Thomas avait du parler à sa place.

                -Vous allez sans doute me demander pourquoi je ne suis pas venu vous saluer alors que je savais que nous logions dans le même hôtel ? avait-il dit.

                -C’est exact, avait piteusement répondu Guillaume.

                La longue tirade de Thomas qui avait suivit avait permis à Guillaume de reprendre ses esprits et de terminer la pièce sans difficulté apparente mais il s’en voulait encore énormément.

                -Ne me dit pas que tu rumines toujours ce qu’il s’est passé ? le sermonna amicalement Thomas en le rejoignant à l’extérieur du théâtre. Tu sais, ce n’est pas grave, ça arrive à tout le monde.

                -Je sais, soupira Avignant. Ce n’est pas la première fois que j’oublie mon texte mais d’ordinaire je finis toujours par m’en rappeler.

                -Alors, selon toi, qu’est-ce qui a fait que cette fois était différente des autres ?

                D’habitude, la femme que j’aime n’est pas en train de se battre pour rester en vie en Corée du Nord, pensa-t-il. Il se garda cependant de le dire à voix haute car Agathe lui faisait confiance, elle lui avait demandé de ne parler à personne de cette expédition et, malheureusement, son meilleur ami ne faisait pas exception.

                -Guy ? l’appela Thomas, le sortant de sa rêverie. C’est moi ou tu me caches quelque chose ?

                -Tu me connais trop bien, sourit Guillaume. Mais je ne peux pas t’en parler, je suis désolé.

                -Ne le sois pas, je suis un grand garçon, je peux comprendre, lui assura son ami. Si tu souhaites m’en parler plus tard, je suis là. Allez, inutile de rester ici. Rentre chez toi.

                -Tu as raison. A demain ! le salua-t-il.

                Guillaume s’éloigna en direction de sa motocyclette. Il ne prenait plus sa voiture depuis le départ d’Agathe car elle lui rappelait leurs adieux et il voulait à tout prix ne pas y penser. En mettant la main dans la poche de son blouson à la recherche de ses clés, Guillaume toucha un papier. Il le sortit et le regarda même s’il l’avait déjà identifié. Il s’agissait de la feuille sur laquelle Agathe lui avait expliqué qu’elle ne pouvait accepter le cadeau de Noël qu’il lui avait offert. En découvrant cela, lorsqu’il avait quitté la résidence des Lantier, Guillaume avait décidé de se rendre chez Agathe afin de mieux comprendre ce refus. C’est ainsi qu’il se retrouva en compagnie de Chantilly, devant la porte du studio de la journaliste, un 1er janvier.

                Il sonna. A ses côtés, Chantilly ne tenait pas en place. Elle aimait découvrir des endroits où elle n’était jamais allée, et l’appartement de la jeune femme n’échappait pas à cette règle. A peine la porte fut-elle ouverte que le caniche s’était déjà précipité à l’intérieur, arrachant un cri de surprise à Agathe. En reconnaissant Guillaume, elle identifia immédiatement la boule de poils qui faisait le tour du studio en courant. Elle se détendit légèrement mais le comédien sentait qu’elle n’était pas vraiment heureuse de le voir.

                -Je te dérange ? lui demanda-t-il en utilisant, enfin, le tutoiement.

                -Non, pas du tout, je lisais. Entre, l’invita-t-elle.

                -Merci. Chantilly, assis ! ordonna-t-il à son chien.

                -Laisse, ce n’est pas grave. Donne-moi ton blouson.

                Il lui tendit sa veste et elle l’accrocha au portemanteau. Après avoir fusillé du regard Chantilly, qui venait de sauté sur le canapé-lit, Guillaume se décida à entrer dans le vif du sujet :

                -Tu es partie très vite hier soir, tu étais pressée ?

                -Oui, affirma-t-elle en le conviant à s’asseoir, le chauffeur de mon taxi m’a appelé pour me dire qu’il était garé dehors, alors je n’ai pas voulu le faire attendre. J’espère que Henry ne l’a pas trop mal pris. Veux-tu boire quelque chose ?

                -Un verre d’eau, s’il te plaît.

                Elle mentait, Guillaume en était certain. Si elle s’était enfuie, c’était sans doute qu’elle voulait éviter de devoir se justifier à propos du cadeau refusé, raison pour laquelle elle n’est pas contente de me voir aujourd’hui, conclut-il. Il avisa le livre posé sur la table et commenta :

                -Emile Zola. C’est intéressant ?

                -Non, mais je n’avais encore jamais lu Germinal, expliqua-t-elle. Mieux vaut tard que jamais.

                Elle déposa deux verres d’eau sur la table. Lentement, Guillaume en avala une gorgée.

                -Oui, c’est vrai, confirma-t-il. D’ailleurs, je te remercie pour le livre. J’en ai commencé la lecture ce matin.

                -L’histoire de France est autrement plus intéressante que Zola, tenta Agathe.

                Guillaume comprit sans mal qu’elle souhaitait éviter de parler du bracelet mais il était décidé à en venir aux faits.

                -Et mon cadeau, il ne te plaisait pas ? lança-t-il finalement.

                -Je croyais que ma petite lettre était claire, se désola Agathe en soupirant. Je ne peux pas accepter ce bijou, je pensais que tu comprendrais.

                -Dis plutôt que tu n’en veux pas, se moqua-t-il. Il ne te plaît pas ?

                -Bien sûr que si, là n’est pas la question, seulement, peux-tu me dire combien tu as déboursé pour ce bracelet ?

                Guillaume ne répondit pas de suite. Il sortit de sa poche la petite boîte contenant le bijou, la regarda un instant, puis la posa sur la table, bien en face d’Agathe.

                -Le prix ? C’est la seule chose qui t’embête ? Et c’est pour cela que tu refuses ce bracelet ? Alors, d’une part, un cadeau, ça ne se refuse pas, d’autre part, tu n’es pas censée connaître le prix de ce qui t’est offert et enfin, si c’est cela qui t’inquiète, je ne m’attends pas à ce que tu me fasse un cadeau de même valeur et pour cause : tu n’es pas censée en connaître le prix.

                Cette dernière remarque arracha un sourire à la jeune femme. Guillaume en fut ravi. Il fit un signe à son chien, qui se prélassait toujours sur le clic-clac de la journaliste, afin que celui-ci s’approche. Il le prit dans ses bras et l’installa sur ses genoux de telle façon que le caniche se retrouva assis, les pattes avant posées sur la table, dans une posture très humaine. Pour conclure sa petite tirade, Guillaume ajouta :

                -Maintenant, si tu ne veux toujours pas accepter le bracelet, je peux toujours essayer d’en faire un collier pour Chantilly, elle en sera enchantée.

                Comme pour appuyer les dires de son maître, la petite chienne émit un aboiement joyeux, accentuant le comique de la scène. Cela fit rire Agathe. Chantilly en profita pour sauter à terre et s’asseoir à son côté, en la fixant de ses grands yeux noirs. Guillaume choisit cet instant pour exposer son dernier argument :

                -Ne sois pas jalouse Chantilly mais, je pense qu’il ira beaucoup mieux à Agathe.

                Loin de se vexer, le caniche monta sur les genoux de la journaliste et lui lécha le visage. En riant toujours, cette dernière écarta d’une main le museau baveux du chien et s’adressa à Guillaume :

                -Merci.

                -Mais je t’en prie, répondit celui-ci en posant ses coudes sur la table et son menton dans ses mains. Bon, tu l’ouvres ?

                Il rit à son tour, heureux qu’Agathe accepte le cadeau. Celle-ci, prit délicatement le paquet, retira l’emballage dorée et ouvrit la boîte.

                -Il est vraiment magnifique, murmura-t-elle en contemplant le bracelet.

                Guillaume sourit. Agathe ferma le bijou autour de son poignet droit. Elle se leva car Chantilly s’était déjà précipitée sur le sol, et vint déposer un baiser sur la joue de l’acteur qui ferma les yeux avec bonheur. Un aboiement sonore mit fin au contact des lèvres de la jeune femme sur la peau de Guillaume.

                -Je ne t’ai pas oublié, Chantilly, la rassura Agathe, j’ai un petit quelque chose pour toi.

                La journaliste se dirigea vers son bureau. Comme si elle avait compris, Chantilly la suivit. Agathe mit la main sur un objet marron, long comme une main. Un petit nœud rouge avait été accroché autour. Guillaume reconnut une friandise pour chien de la forme d’un os. Agathe l’agita au-dessus du caniche qui se dressa sur ses pattes arrière pour tenter de la saisir.

                -Joyeux Noël, lui dit Agathe en faisant tomber l’os dans la gueule du chien.

                Aussitôt, celui-ci tourna les talons et se précipita sur le canapé pour le dévorer.

                -Chantilly ? demanda Guillaume.

                -Ouarf ! répondit l’intéressée.

                -C’est ça, confirma-t-il, on dit merci !

                Agathe et Guillaume éclatèrent de rire.


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  •             Le silence était revenu dans la jeep lorsque celle-ci était sortie de la forêt. La route n’était plus très longue jusqu’à la zone urbaine et George avait demandé à Lyov de désactiver le logiciel brouilleur d’ondes.

                -Vous pensez que nous allons réussir ? demanda timidement Dusch.

                -Bien sûr, assura Michael, à ce stade-là, nous ne pouvons plus douter.

                -Tout à fait d’accord, approuva Livingstone. Maintenant, il va nous falloir rester discrets. Personne ne doit se rendre compte que nous sommes des occidentaux. Lyov mets une casquette et évite de regarder par la fenêtre, Lena, attache un foulard dans tes cheveux, il ne faut pas que l’on s’aperçoive qu’ils sont blonds. Michael et Agathe, lunettes de soleil. Quant à moi, un chapeau fera l’affaire.

                Tous obéirent aux ordres de l’Anglais sans mot dire car c’était tout naturellement qu’il était devenu le chef du petit groupe et les quatre autres ne s’y opposaient pas.

                Ils commencèrent à croiser quelques maisons. Agathe guidait George grâce à la balise et prenait garde à ce que celle-ci ne soit pas visible depuis l’extérieur de la voiture. Entre deux indications données à l’Anglais, elle observait le paysage. S’il correspondait à peu près à l’idée que l’on peut se faire d’une zone urbaine, il s’approchait plus des bidonvilles indiens que des grandes villes américaines. Malgré tout, la population semblait à son aise et, à en juger par les enfants qui jouaient devant leurs maisons, heureuse. Agathe n’avait jamais pensé que la vie nord coréenne puisse ressembler à cela. En fait, elle n’avait rien imaginé du tout. Elle s’était toujours faite à l’idée que, dans un pays aussi fermé que la Corée du Nord, les habitants étaient forcément tristes, accablés. A présent, elle comprenait qu’une population, habituée depuis des générations à vivre de telle ou telle manière, finissait toujours par se satisfaire de son sort, à défaut de trouver l’idéal dont elle rêvait. En réfléchissant, Agathe se dit qu’en bonne française qu’elle était, elle ne serait pas heureuse dans ce pays, aussi, le contraire était très certainement vrai ; un nord coréen arrivant en France serait très certainement nostalgique de son pays natal.

                Plus ils progressaient et s’enfonçait vers le cœur de ce regroupement d’habitations, plus les affiches de propagande se multipliaient. Agathe ne comprenait pas le coréen mais les images parlaient d’elles-mêmes : le visage souriant du dirigeant, le dirigeant entouré d’enfants lui offrant des fleurs, des ouvriers acclamant le dirigeant, des femmes remerciant le dirigeant qui leur offrait des paniers remplis de nourriture ; le portrait du jeune homme à la tête de l’Etat était décliné de mille et une façons, toutes flatteuses et élogieuses.

                Pour avancer dans les rues étroites, la jeep était forcée de faire maints détours, mais Agathe parvenait toujours à diriger George vers le nord-est. Le seul inconvénient à cela était qu’ils perdaient un temps précieux. Ils voulaient s’éloigner au plus vite des habitations, car ils craignaient de se faire interpeller par les autorités. Inlassablement, Livingstone enchaîna les détours jusqu’à presque 14h00. La route s’élargit enfin, et ils se pensaient tirés d’affaire. Ils se trompaient.

                Un bruit de sirène leur parvint de derrière la voiture.

                -Qu’est-ce que c’est ? s’effraya Lena.

                -Je pense que ce sont des policiers, répondit Agathe en regardant dans le rétroviseur. Il y a au moins quatre motos qui nous suivent.

                -Cinq en fait, intervint Lyov. D’après l’image satellite que je reçois sur mon ordinateur, ils sont cinq à notre poursuite.

                -Sur ton ordinateur ? articula Turner. Eteins-le, crétin, c’est à cause de cela qu’ils nous ont repérés.

                -Mon ordinateur ne change rien, c’est la balise qui leur a permis de nous pister, se défendit Ivannovsky.

                -Lyov, Michael a raison, éteins ton ordinateur, le coupa Livingstone. Agathe, tu as une bonne mémoire, je crois ?

                -Oui, confirma-t-elle. Je vois où tu veux en venir. Voilà. J’avais déjà mémorisé un maximum des détails de la route sur la carte et je viens de couper l’alimentation de la balise.

                -Bien. Maintenant, guide-moi sur des routes sinueuses, quitte à s’éloigner de notre trajectoire. Nous devons les semer et ensuite nous partirons vers le fleuve.

                -Pas de problème.

                Pendant ce temps, une motocyclette s’était approchée de la voiture et faisait signe à George de se garer sur le bas côté de la route mais il l’ignora, préférant accélérer. Il suivit les indications d’Agathe à la lettre mais rien n’y fit. Les cinq hommes étaient toujours à leurs trousses.

                -Il faut les surprendre et passer dans des endroits où il leur sera difficile de nous suivre, conseilla Michael.

                -Ils sont en motos, je te signale, maugréa Lyov, ils peuvent nous suivre partout.

                -Michael n’a pas tord, le détrompa George. Agathe, essaie de me faire passer dans des virages serrés. Si je réussis à passer sans ralentir, ils seront tentés de faire de même et tomberont de leur moto.

                -Bonne idée, approuva-t-elle. Prends à droite, il y a un tel virage dans moins de six cents mètres. Accrochez-vous, ça va secouer !

                Effectivement, La voiture parvint en quelques secondes à un virage en épingle à cheveux. George fut forcé de ralentir un peu mais, en faisant déraper la jeep, il parvint à tourner sans perdre trop de vitesse. Lyov se tourna pour observer la réaction des policiers.

                -Deux d’entre eux sont tombés, annonça-t-il, et à mon avis, il ne se relèveront pas pour nous suivre.

                -Encore trois, s’énerva Lena. S’ils ont réussis à nous suivre dans le virage une fois, ils pourront tout à fait le refaire. Il faut trouver autre chose.

                -Une route large, demanda George, Trouve-moi une route large et aussi droite que possible, Agathe.

                -Prends la deuxième à gauche puis tourne à droite, ordonna-t-elle même si elle ne voyait pas du tout où il voulait en venir. Elle est droite sur seulement cinq cents mètres, cela dit.

                -Cela devrait suffire. Nous allons tenter un coup de poker, annonça-t-il.

                Il s’engagea sur la route et positionna la voiture de façon à ce que les motocyclettes se trouvent alignées derrière elle.

                -Préparez-vous à être à nouveau secoués, prévint-il au dernier moment.

                Il lâcha d’un coup la pédale d’accélération et freina aussi brusquement qu’il put. Ce faisant, il effectua un demi-tour et repartit à toute allure dans l’autre sens. Deux autres motos étaient tombées.

                -Je crois que celles-ci ne se relèveront pas du tout, grimaça finalement Turner en se tenant la tête car il s’était cogné au siège de George lorsque ce dernier avait freiné.

                -Comment fait-on pour le dernier policier ? demanda Lyov.

                -Bonne question, commenta Livingstone.

                -S’il a un semblant d’humanité, ce dont je ne doute pas, intervint Lena, il devrait abandonner la poursuite et porter secours à ses collègues.

                -En attendant il se rapproche, les avertit Turner.

                Le policier était arrivé à la hauteur de la fenêtre de George et pointait son arme sur lui.

                -Il va tirer, paniqua Agathe.

                -Accélère ! cria Michael.

                Le temps, que George réagisse et s’éloigne de la moto, son conducteur avait laisser partir le coup de feu. Heureusement, Livingstone ne fut pas toucher et continua sa route.

                -Michael ! hurla Lena.

                Le motard avait fait demi-tour pour rejoindre ses collègues mais la balle avait entièrement détruit la vitre arrière côté conducteur. Le sang coulait abondamment de la plaie béante creusée dans le crâne de Michael.

                -Il est mort, constata calmement le médecin qu’était Dusch.

                Le brutal changement de ton de Lena ajouta à l’effroi de la jeune Française qui n’avait encore jamais vu de cadavre. Le silence s'installa dans l’habitacle. On n'entendait plus que la respiration des quatre survivants.

                -Tout s’est passé si vite, souffla au bout d'un moment Agathe, encore sous le choc.

                -Au moins il n’a pas souffert, murmura Lena.

                -Pauvre Jessica et pauvre Ruth, se désola Lyov en pensant aux deux filles de l’Américain.

                -Agathe, intervint finalement George. Sans rallumer la balise, peux-tu me guider vers le premier fleuve que nous devrons traverser avant d’arriver à destination ?

                Un silence incrédule lui répondit. Ses trois camarades le regardaient sans comprendre.

                -Se lamenter ne le fera pas revenir, se justifia-t-il. Et si nous restons ici, nous subirons le même sort et il sera mort en vain.

                Lena et Lyov échangèrent un furtif coup d’œil stupéfait mais ne firent aucun commentaire sur le comportement de l’Anglais. Agathe indiqua la route à suivre à George, mais elle le faisait mécaniquement, son esprit étant emplie des souvenirs des derniers jours au cours desquels elle avait fait la connaissance de l’Américain et l’avait finalement vu mourir. Personne dans cette voiture ne connaissait suffisamment Michael Turner pour pleurer sa mort mais tous étaient abattus. Contrairement à ce qu’il laissait paraître, Livingstone était aussi abasourdi que les autres face à un décès aussi violent que rapide mais il refusait de le montrer. Il était en quelque sorte le chef de la petite équipe et il  mit sans difficulté ses émotions de côté pour conserver le moral de ses troupes au plus haut niveau possible.

                L’après-midi défila sans qu’aucune autre parole que les directives d’Agathe ne soit prononcée dans le véhicule. Ils parvinrent près du fleuve en fin d’après-midi. Certain qu’ils ne seraient pas poursuivis, George avait volontairement roulé lentement, afin de laisser aux trois autres le temps de reprendre leurs esprits. Pendant de longues minutes, la voiture longea le fleuve à la recherche d’un moyen de le traverser. Lorsqu’ils trouvèrent enfin un pont, c’était pour constater que celui-ci était trop étroit pour laisser passer la jeep. George s’arrêta néanmoins.

                -La voiture ne passera jamais, commenta Lena mais si les trois autres l’avaient déjà remarqué.

                -Je sais, répondit l’Anglais. Nous allons continuer à pied. Maintenant que les autorités savent à quoi ressemble notre véhicule, il serait dangereux de continuer à l’utiliser. Nous ne sommes plus très loin. Puis, entre deux fleuves, le relief devrait être plat. Tu n’auras donc pas de difficulté à nous suivre, Lyov.

                -Que fait-on de la jeep ? Et de Michael ? demanda Agathe.

                -Nous allons dissimuler la voiture en la faisant tomber dans le fleuve. Michael sera à son bord. Prenez vos affaires. Et récupérons ce qui peut être utile dans celles de Michael.

                Lyov et Agathe étaient trop fatigués pour contredire Livingstone et Lena se contenta de les imiter. Ils prirent leur sac à dos respectif et se partagèrent une partie des affaires du Russe qui ne pouvait toujours pas porter un sac trop lourd, ainsi que ce qu’ils jugèrent utile de prendre dans celles de Turner. Puis, George fit avancer la voiture jusqu’au bord de l’eau qui se situait plus bas, au pied d’une pente. Avec l’aide des deux femmes de l’expédition, il poussa la jeep dans la descente. Elle roula sur les quelques mètres qui la séparaient du cimetière qui serait bientôt le sien et celui de Michael Turner. L’automobile fut engloutie par les flots dans un bruit sourd.

                La mort dans l’âme, les quatre survivants franchirent le pont. Comme à son habitude, George marchait en tête et s’efforçait de garder un rythme soutenu afin de s’éloigner au plus vite du fleuve. A la demande de Lena, il fut obligé de ralentir car Lyov ne parvenait pas à suivre. Au bout de deux heures de marche, Livingstone fit signe à la troupe de s’arrêter.

                -Nous allons manger un peu, annonça-t-il, nous devons reprendre des forces.

                Ils s’assirent en cercle  et déballèrent une partie de leurs provisions. George les laissa un instant se restaurer sans dire un mot puis il prit la parole :

                -Sommes nous encore loin du Kumya, Agathe ?

                -Nous devrions l’atteindre dans la journée de demain, répondit celle-ci. Mais si nous avançons encore aujourd’hui, je pense que nous y serons dans la matinée.

                -Je vois. Vous sentez-vous capables de marcher encore quelques heures ?

                -Je n’ai pas envie de me coucher, répondit Lena, mais je ne pense pas que Lyov et sa jambe puissent continuer.

                -Nous n’avons pourtant pas marcher longtemps, protesta l’Anglais.

                -Je pense, intervint Agathe, que nous avons été secoués par les derniers évènements et c’est cela qui nous a fatigué. Nous ferions mieux de camper ici. Mais rien ne nous empêche de veiller un peu si tu le souhaites, Lena.

                -Soit, accorda Livingstone. Nous repartirons demain matin aux aurores.

                Comme le silence était revenu, plus lourd qu’auparavant, Lyov décida de le briser en engageant la conversation. Jusqu’à présent, ils avaient surtout parlé de leurs familles respectives mais ils devaient se changer les idées. Le Russe raconta donc les quelques voyages qu’il avait effectués au cours de sa vie, et ceux qu’il aimerait faire. George, puis Agathe et Lena l’imitèrent, si bien que le groupe retrouva une partie de sa bonne humeur.


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  •             -On reprend, annonça le metteur en scène. Amandine, n’oublie pas que la salle est grande, si tu veux que tout le monde t’entende, tu dois parler plus fort. Jules, ça allait mais évite de lui tourner le dos au milieu de ta tirade. Qu’est-ce que tu en penses, Guillaume ?

                -Je trouve que c’était très bien. Une petite chose, Jules, articule, conseilla Avignant.

                -Allez. On recommence au moment où tu entres en scène, Amandine, continua Arthur Martin, le metteur en scène.

                Monsieur Martin avait requis l’aide du célèbre comédien pour coacher les deux jeunes gens qu’il faisait jouer dans sa pièce. Guillaume était venu au théâtre pour travailler avec Thomas mais comme Arthur avait besoin d’un avis extérieur, il avait accepté de les conseiller.

                Il consulta sa montre. Thomas n’était pas encore arrivé mais il ne devrait plus tarder. Il resta pendant quelques minutes encore avec Arthur Martin lorsque son propre metteur en scène, Yannick Sana, se présenta à la porte et lui fit signe de venir. Guillaume le rejoignit donc.

                -Thomas vient d’arriver, lui dit Sana. Il est allé se garer mais nous allons pouvoir commencer. Tu te sens mieux, depuis la représentation d’hier ?

                -Oui, ça ne devrais pas se reproduire, répondit Guillaume en pensant au trou de mémoire qui avait perturbé la pièce.

                Tout en discutant, ils s’étaient rendus dans une autre petite salle, non loin des loges. Ils s’assirent autour de la table sur laquelle étaient déposées en vrac les feuilles qui leur servaient de bases de travail, à savoir, le texte et quelques notes à propos de la mise en scène d'une nouvelle pièce. Même si les représentations de celle qu'ils jouaient n'étaient pas terminées, il était nécessaire de continuer à travailler sur d'autres projets.  Dans cette pièce encore en cours d'écriture, Guillaume et Thomas seraient seuls en scène. Ce n'était pas la première fois qu'ils décidaient de travailler en duo, avec Yannick Sana en coulisse. Cela avait vraiment bien fonctionné la dernière fois, et tous les trois avaient pris beaucoup de plaisir à organiser cette aventure alors ils souhaitaient renouveler l'expérience

                Thomas rejoignit enfin ses deux collègues et amis.

                -Désolé, s’excusa-t-il, il y a des travaux sur la voie sur berge alors elle est fermée. Et comme j’ai dû prendre la voiture, j’ai perdu beaucoup de temps.

                -Pas grave, lui assura Guillaume. On t’attendait.

                -Comment va Juliette ? lui demanda Yannick en faisant allusion à la femme de Thomas.

                -Bien, merci. Mais Gaëlle se réveille toutes les nuits, du coup on est obligés de la changer de chambre pour qu’elle ne réveille pas sa sœur. C’est épuisant.

                -Et oui, c’est compliqué les jumeaux, s’amusa Guillaume.

                -Au fait, leur dit Robson, vous avez entendu parler de ce qu’il s’est passé à Tokyo, il y a quelques heures ?

                -Non, pourquoi ?

                -Il y a eu un attentat. Des missiles ont été envoyés sur plusieurs tours dans le quartier des affaires. Les secours sur place tentent de retrouver les victimes sous les décombres.

                -Quelle horreur, murmura Yannick. Les pauvres gens n’avaient rien demandé et les voilà décédés.

                -On se croirait de retour en 2001, remarqua Guillaume en se souvenant des tragiques attentats du 11 septembre.

                -Les médias ont fait la même comparaison. Mais, ce n’est peut-être pas cela le plus terrible. D’après la trajectoire des missiles, les experts pensent qu’ils ont été lancés depuis la Corée du Nord. Le Japon à l’intention de lui déclarer la guerre.

                -Réaction logique, commenta Sana. Qu'est-ce que tu fais, Guy ?

                L’intéressé ne répondit pas. Il s’était précipité sur l’ordinateur qui se trouvait près de lui et avait ouvert une fenêtre Internet de façon à pouvoir se tenir en temps et en heures au courant de cette affaire. Il avait un mauvais pressentiment. Il faisait parti des quelques personnes qui savaient qu’un terroriste se terrait en Corée ; les attentats sur la capitale japonaise avaient peut-être un lien direct avec Hatori Honda.

                -Voilà, dit-il, comme ça, nous allons suivre de près cette affaire.

                -Et peux-tu nous dire pourquoi ? balbutia Thomas, un peu surpris.

                -Au travail, coupa Guillaume en éludant la question.

                Perplexes, Yannick et Thomas acceptèrent de faire fi de l’ordinateur et de se concentrer sur ce qu’ils étaient venus faire. Près d’une heure plus tard, un journaliste apparut sur l’écran et annonça ce qu’Avignant redoutait :

                -On me signale à l’instant que le chef d’état nord coréen aurait envoyé un message vidéo au dirigeant japonais dans lequel il expliquerait qu’il n’a rien à voir avec l’attentat et qu’il ignore ce qui est à l’origine de l’attaque. Apparemment, le Japon demande en ce moment-même conseil aux états membres de l’ONU. Nous saurons sûrement dans quelques heures quelle décision prendra le pays du soleil levant.

                -C’est pas vrai, grogna Guillaume une fois que l’ordinateur se tut.

                -Vas-tu finir par nous dire ce qui te met dans cet état ? s’agaça Yannick. Tu as de la famille au Japon ?

                -Non, marmonna-t-il. Ce n’est pas important. Reprenons.

                Cette fois, il en était certain, Honda était à l’origine de l’attaque contre le Japon. Seuls cinq chefs d’états étaient en mesure de l’expliquer au dirigeant japonais afin que celui-ci ne déclenche pas une guerre contre une nation innocente.

                A treize heures, Avignant, Sana et Robson décidèrent de déjeuner. Thomas fit chauffer une boîte de raviolis tandis que les deux autres installaient les couverts sur la table qu’ils n’avaient pas débarrassée de son amoncellement de feuilles. Ils eurent le temps de terminer leur repas et de laver les assiettes avant qu’un journaliste ne se décide à reprendre la parole sur l’ordinateur.

                -Un feu de forêt s’est déclenché dans le Var, prenez garde si vous vous trouvez à proximité de…

                -Fausse alerte, grommela Guillaume avec une pointe d'agacement.

                Ils se remirent au travail en se chamaillant à propos de la scène d’ouverture, Thomas et Guillaume trouvant qu’elle n’avait pas besoin d’être modifiée alors que Yannick prétendait le contraire. Dans ce genre de dispute, Sana finissait toujours par avoir le dernier mot et, cette fois encore, les deux acteurs rendirent les armes de bonne grâce. Satisfait, le metteur en scène leur demanda leur avis sur une autre partie de la pièce à laquelle il souhaitait faire quelques retouches.

                Enfin, vers le milieu de l’après-midi, l’ordinateur annonça :

                -La nouvelle vient de tomber, l’ONU ne s’oppose pas au Japon, laissant ce dernier libre de répliquer à l’attaque coréenne. Pour expliquer cette décision, le président américain s’est fait le porte-parole des Nations Unies. On écoute sa déclaration.

                Le président des États-Unis apparut alors sur l’écran et s’exprima en anglais. Une voix traduisait au fur et à mesure :

                -Le dirigeant coréen affirme qu’il n’est pas à l’origine de l’attentat perpétré contre le Japon mais il n’a aucune preuve pour corroborer ses dires. Nous avons donc pris la décision de laisser le Japon protéger comme il l’entend ses habitants.

                -Fin de citation, conclut le journaliste en reprenant l’antenne. Il faut donc s’attendre à ce que les Japonais attaquent la Corée dans les heures à venir. Vous serez informés dès que nous en saurons plus. Ceci conclue notre flash spécial.

                L’image du journaliste laissa la place à une publicité pour un téléphone portable. Le silence décida de s’installer dans la petite pièce du théâtre Marigny mais Yannick le chassa bien vite avec un juron.

                -Une guerre de plus sur cette pauvre planète, se désola-t-il. Et tous ces gens qui vont mourir pour rien.

             -Pas vraiment pour rien, le contredit Thomas. La Corée a attaqué le Japon, elle a donc forcément un objectif à atteindre, sinon, elle ne l’aurait pas fait.

                -Et si le dirigeant nord coréen disait la vérité ? hasarda Sana. Et s’il n’était vraiment pas à l’origine de l’attaque ?

                -Alors personne ne le saura jamais puisqu’il n’a aucun moyen de le prouver. La guerre aura lieu. De toute façon, que peut-on y faire ? ajouta Thomas, fataliste. Ces problèmes politiques sont beaucoup trop difficiles à régler, même pour les politiciens.

                -On peut peut-être empêcher cette guerre, réfléchit tout haut Guillaume. On peut prouver que le chef d’état coréen dit la vérité.

                -Qui ça, « on » ? l’interrompit Yannick.

                -Nous, enfin je veux dire moi, rectifia Avignant en se levant brusquement. Je dois aller à l’Elysée.

                Il saisit son blouson par le col et se dirigea vers la porte. Thomas l’attrapa par le bras.

                -Où est-ce que tu dois aller ? articula-t-il, incrédule.

                -A l’Elysée, répéta Guillaume en se défaisant de son étreinte. Je sais comment empêcher cette guerre.

                Il ouvrit la porte et s’éloigna d’un pas rapide dans le couloir.

                -Comment ? demanda Sana.

                -En prouvant que le Coréen ne ment pas, affirma l’acteur sans se retourner.

                -Toi, tu restes là, moi je le suis, ordonna Robson au metteur en scène.

                Il se précipita à la suite de son ami, vaguement inquiet. Guillaume et lui s’étaient rencontrés sur les planches de l’école de théâtre qu’ils fréquentaient alors qu’ils étaient encore au lycée. Le premier jour, ils avaient dû faire une improvisation devant les autres jeunes et depuis, ils ne s’étaient plus vraiment quittés. Habitués depuis à tout partager, ils n’avaient eu aucun secret l’un pour l’autre. Personne ne connaissait Guillaume mieux que Thomas. Ce dernier savait que derrière son sourire franc et son air assuré, son ami cachait un grand manque de confiance en lui. C’était d’ailleurs pour cela qu’il avait commencé le théâtre, pour vaincre cette timidité qui le rendait nerveux et parfois assez maladroit. Guillaume avait une fâcheuse tendance à paniquer dès lors que la situation lui échappait mais le calme légendaire de Thomas était toujours parvenu à tempérer le torrent d’émotions qui s’abattait alors sur le jeune homme. A présent, Guillaume avait gagné en assurance mais il n’avait pas perdu l’habitude de se confier à son ami à chaque fois que quelque chose n’allait pas. Ces derniers jours, Thomas s’était aperçu que son ami lui dissimulait ce qui était à l’origine de ses tourments et de cette soudaine envie d’aller voir le président. Thomas le savait, son meilleur ami n’allait pas bien. Il devait l’aider, d’une manière ou d’une autre. Il le rejoignit alors que celui-ci montait sur sa moto.

                -Prenons ma voiture, exigea Thomas. Je viens avec toi.

                -C’est hors de question, refusa catégoriquement Guillaume. Je ne veux pas que tu sois mêlé à cette affaire.

                -Quelle affaire ? Guy, qu’est-ce que tu me caches ?

                -Il faut vraiment que j’y aille.

                Cette fois, Thomas empoigna Guillaume avec force, si bien que ce dernier fut surpris.

                -Tu n’iras nulle part sans moi. Je t’emmène en voiture et tu m’expliques tout, c’est non négociable.

                Le comédien regarda son ami avec stupéfaction. Il ne l’avait jamais vu à la fois aussi inquiet et furieux. Ne voulant pas se disputer avec lui, Guillaume céda.

                -D’accord pour la voiture.

                -Bien, approuva Robson en le relâchant.

                Guillaume retira son casque et le rangea dans le petit coffre à l’arrière de sa moto. Puis il emboîta le pas à Thomas en se demandant s’il devait lui dire la vérité. Certes, il avait promit à Agathe de ne parler à personne de l’opération en Corée du Nord mais la situation avait changée. Il ne pouvait pas rester ici sans rien faire alors qu’elle risquait de se retrouver coincée là-bas à cause d’une guerre qui n’avait pas lieu d’être. De toute façon, avec ce qu’il avait l’intention de dire au président, Thomas finirait par apprendre l’existence de l’opération alors autant lui en parler tout de suite.

                Les deux hommes prirent place dans la voiture de Robson. Avant de mettre le contact, ce dernier demanda :

                -Tu veux vraiment aller à l’Elysée ?

            -Non, à la plage, railla Guillaume avant de se reprendre : excuse-moi, je ne voulais pas être blessant. Il faut absolument que je parle au président.

                -Oui, j’avais compris, confirma Thomas en démarrant. Ce que je veux savoir c’est pourquoi.

                Alors, le plus calmement possible, Guillaume entreprit de raconter les circonstances de sa dernière entrevue avec Agathe à son meilleur ami. Il n’omit aucun détail et expliqua avec la plus grande précision ce qu’il savait sur l’opération. Au bout d’une tirade de plusieurs minutes, il se tut, attendant la réaction de son camarade. Ce dernier prit le temps de redémarrer après un feu rouge puis de s’arrêter au suivant avant de demander :

                -Pourquoi tu ne m’en as pas parlé plus tôt ?

                -Parce que personne, pas même moi, n’était censé être au courant et je ne voulais pas t’attirer d’ennuis.

                -Que comptes-tu dire au président ? demanda Thomas apparemment satisfait par cette explication.

              -Je vais lui demander de dévoiler l’existence de l’opération afin d’empêcher la guerre. Peut-être pourra-t-il aussi rapatrier Agathe.

              -Je doute que tu y parviennes. Et puis, comment comptes-tu faire pour obtenir une audience privée du chef de l’Etat ?

                -Rassure-toi, j’ai ma petite idée.

                -C’est-à-dire ?

                -Dès qu’il saura que je suis au courant pour la mission secrète en Corée, c’est lui qui voudra me parler.

                Dubitatif, Thomas ne répondit pas. A cette heure de la journée, la circulation parisienne était encore plus chargée que d’habitude si bien qu’ils mirent un long moment avant d’atteindre le quartier de l’Elysée. Robson arrêta la voiture à proximité du grand bâtiment présidentiel.

                -J’y vais, annonça Guillaume.

                -Veux-tu que je vienne ?

                -Je ne préfère pas. Quitte à essuyer la colère du président, autant que je sois seul.

                -Comme tu voudras. Je t’attends ici.

                Alors qu’Avignant s’apprêtait à refermer la portière derrière lui, Thomas le retint :

              -Fais attention à ce que tu vas dire, Guy. Et reste aussi calme que possible, si tu pouvais éviter de rendre le président furieux, ce serait bien.

                -T’inquiète, lui répondit familièrement son ami en claquant la porte pour de bon.

                Guillaume se dirigea sans précipitation vers l’entrée de l’immense propriété en cherchant à mettre de l’ordre dans ses idées. Il s’approcha du portail. Profitant du fait que la rue était déserte, il regarda à l’intérieur de la grande cour qui menait au bâtiment. La chance était avec lui car il aperçut un homme en costume noir la traversant. Il n’eut pas besoin de l’interpeller, car ce dernier l’avait repéré et s’avançait vers lui avec la ferme intention de lui dire de s’en aller. De son côté, Guillaume jaugeait du regard cet adversaire qu’il allait devoir convaincre de le mener au président. Si Agathe avait été avec Avignant, elle lui aurait signalé qu’il s’agissait de l’homme qui l’avait conduite au chef de l’Etat lors de sa visite à l’Elysée il y a quelques jours.

                -Vous n’avez rien à faire ici, aboya le gorille. Passez votre chemin.

                -Je suis venu parler au président, répliqua fermement Guillaume.

                -Le président ne reçoit pas sans rendez-vous, répondit l’homme qui dévisagea son interlocuteur avant d’ajouter : M. Avignant.

                -Puisque vous savez qui je suis, allez donc voir le président de ma part et dites-lui que je suis venu lui parler de la présence d’Hatori Honda sur le sol nord coréen.

                -Comment savez-vous cela ? s’écria le garde du corps en écarquillant les yeux.

                -Je veux parler au président, insista Guillaume, ravi de son petit effet.

                L'autre hésita un instant. Il regarda autour de lui puis finit par ouvrir la grille en grognant :

                -Suivez-moi.

                -Je vous remercie, vous êtes bien aimable, se moqua le comédien pour masquer son soulagement.

                Guillaume suivit son guide dans un couloir étonnamment étroit. Il supposa qu’il s’agissait du passage secret dont lui avait parlé Agathe. Mais ils ne se dirigèrent pas ensuite vers l’ascenseur dissimulé par une double porte de bois et de métal. Ils empruntèrent plutôt une série de corridors. Le comédien n’était pas rassuré. Pour l’instant, tout semblait se passer comme il l’espérait mais il n’était pas à l’abri d’un retournement de situation. D’autant plus qu’il ne savait toujours pas ce qu’il allait dire au chef de l’Etat. N’angoisse pas à l’avance, Guillaume, respire, se conseilla-t-il à lui-même. Pour se donner de l’assurance, il releva bien haut la tête, se forçant à se tenir le plus droit possible. Ils arrivèrent finalement dans une sorte d’antichambre.

                -Attendez ici, ordonna l’homme.

                Il frappa trois coups à une porte puis entra. Guillaume l’entendit murmurer :

                -Quelqu’un souhaite vous rencontrer, Monsieur.

                -Vous voyez bien que je suis occupé, lui reprocha la voix du président.

                -C’est vraiment très urgent, Monsieur, je crains que cela ne puisse attendre.

                -Bon, j’arrive.

                -Bien, Monsieur.

                Le gorille ferma la porte. Cette dernière s’ouvrit une minute plus tard sur un premier ministre pas vraiment heureux de se faire ainsi reconduire. Il toisa durement Guillaume qui ne broncha pas et s’éloigna sans accorder un seul regard au garde de corps. Le chef d’Etat, qui était sortit de son bureau, se tourna vers Guillaume et le salua d’une voix glaciale :

                -Que me vaut l’honneur de votre visite, M. Avignant ?

                -Je suis venu vous parler, répondit Guillaume, bien décidé à ne pas se laisser impressionner.

                -Entrez, je vous prie, l’invita le président sur un ton moins cordial que la formulation.

                Les deux hommes pénétrèrent dans le bureau, laissant le gorille en costume de pingouin devant la porte. Le chef de l’Etat décida de faire tout son possible pour montrer à son visiteur qu’il n’était pas le bienvenu. La situation était déjà critique, à cause de cette guerre qui allait éclater en Asie et qui risquait, qui allait même, toucher le reste du monde, il n’avait vraiment pas besoin de la visite inopportune d’une célébrité venue sans aucun doute lui parler de ses petits problèmes personnels. Encore un qui ne veut pas payer l’impôt sur la fortune, pensa-t-il, fais comme les autres, ouvre un compte en Suisse et on en parle plus ! Il s’assit derrière sa table de travail mais n’incita pas Avignant à faire de même. Ce dernier comprit qu’il tentait de le mettre mal à l’aise. Loin de s’en offusquer, Guillaume fut le premier à prendre la parole :

                -Je désire m’entretenir avec vous à propos d’Hatori Honda.

                -Qui est cet homme ? répondit l’autre avec calme, masquant merveilleusement bien sa surprise.

                Guillaume en était certain : son interlocuteur savait tout à fait à qui il faisait référence. Il supposa que le président voulait le faire parler afin de voir ce que lui-même savait.

                -Il s’agit du terroriste que le dirigeant américain à déclarer mort alors qu’il se trouve à l’heure actuelle en Corée du Nord.

                -Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? l’interrogea, impassible, le président.

                En un éclair, Avignant réfléchit à toutes les possibilités qui s’offraient à lui à cet instant. Il aurait préférer ne pas nommer Agathe mais il lui sembla que les autres solutions auxquelles il pensait n’auraient pas été crédibles aux yeux du chef de l’Etat.

                -Agathe Rousseau. Vous vous souvenez d’elle, n’est-ce pas ? La journaliste que vous avez envoyée contre son gré en Corée du Nord sur les traces de Honda.

                -Je ne vois toujours pas où vous voulez en venir, répliqua mollement le président dans l’intention d’énerver Avignant.

                Cette phrase eut l’effet escompté. Guillaume était de moins en moins maître de ses réactions face à ce président qui s’obstinait à nier des faits qu’il savait réels alors que l’heure était grave ; il fallait stopper le Japon avant qu’il ne réplique et déclenche une guerre. Le dirigeant français avait l’air de ne pas saisir les enjeux de la situation et Avignant était sur le point d’entrer dans une colère folle et incontrôlable. L’acteur se força à respirer calmement. Comme sur scène, s’encouragea-t-il, tu joues le rôle d’une personne décontractée.

                -Reprenons depuis le début, répondit-il d’une voix qu’il voulait posée alors qu’il était sur le point de hurler de rage. Aujourd’hui, des missiles en provenance de la Corée du Nord ont été envoyés sur le Japon. Celui-ci à l’intention de déclarer la guerre à la Corée alors que le dirigeant de ce pays affirme qu’il n’est pas à l’origine de l’attaque. La France, les Etats-Unis, l’Angleterre, la Russie et l’Allemagne savent qu’il ne ment pas puisque c’est Honda qui a commandité cette attaque ! Or, personne, à part les dirigeants de ces cinq nations, ne sait que ce terroriste se terre là-bas. Il n’y a donc que cinq personnes capables d’empêcher cette guerre en expliquant au Japon qu’il se trompe de cible ! Ma question est simple : pourquoi n’agissez-vous pas ?

                Le président avait écouté en silence la tirade de l’acteur pendant laquelle ce dernier avait cédé à la colère : il avait terminé son discours en parlant à une telle vitesse que le chef d’état aurait eu du mal à suivre s’il n’était pas déjà au courant des évènement. Mais, pas un instant le marbre du visage présidentiel ne s’était brisé pour permettre à Guillaume d’anticiper les réactions de l’homme. Certain de l’avantage qu’il avait sur l’autre, le chef d’état posa lentement ses coudes sur la table et joignit ses mains devant son visage dans une attitude digne d’un vieux sage qui sait que le calme l’emporte toujours sur la passion. Je le sais bien, Avignant, soupira intérieurement le président, la situation est des plus catastrophiques, ce n’est pas vous qui me l’apprendrez. Malheureusement, ce n’est pas à moi de réparer les erreurs de mon homologue américain. Sans un coup d’œil vers son interlocuteur, il répondit finalement :

                -Vous semblez être au courant de beaucoup de choses, M. Avignant, beaucoup de choses qui ne vous concerne pas.

                Il marqua une pose, le temps de lever la tête et de fixer son regard de glace dans les braises de celui de Guillaume. Il ne lui en fallut pas plus pour voir que le comédien était bien décidé à tout faire pour empêcher cette guerre. Ou alors voulait-il simplement revoir Mlle Rousseau ? Le chef de l’État l’ignorait. Quoiqu’il en soit, il fut obligé de se rendre à l’évidence : il avait besoin d’un regard neuf sur la situation. Le président refusait en effet d’admettre que cette guerre était inévitable et depuis les attentas au Japon, il ne cessait de chercher un moyen pour l’empêcher. Seulement, il ne savait pas vraiment quoi faire et aucun de ses ministres n’était au courant pour la mission d’infiltration en Corée du Nord, ni le premier ministre, ni même celui des affaires étrangères. De plus, il se refusait à entrer en contact directement avec le président américain ou tout autre dirigeant étant au fait de l’opération. Il ne pouvait donc exprimer ses questions devant personne. Il y avait bien ce garde du corps qui savait tout sur la mission mais le président ne le jugeait pas digne de sa conversation. Or, voilà qu’un homme déterminé et capable d’inspirer le respect se présentait devant lui, déclarait être au courant de tout et exigeait qu’il agisse. Après tout, pensa-t-il, j’ai besoin d’un avis extérieur et on me l’apporte directement dans mon bureau. Profitons-en et parlons à ce monsieur d’égal à égal.

                -Asseyez-vous, proposa enfin le chef d’Etat.

                Guillaume prit place sur la chaise en face de lui, surpris par ce soudain élan de politesse. Il demeura néanmoins crispé, s’attendant à une remarque acerbe du chef de l’Etat car il ignorait quelles réflexions avait été les siennes durant ces longues secondes pendant lesquelles Guillaume l’avait défié du regard.

                -Ainsi, Mlle Rousseau vous a révélé l’existence de cette mission.

                -Je l’y ai forcée, mentit-il pour protéger Agathe des foudres éventuelles du président.

                -Au regard des présents évènements, reprit le président sans relever l’intervention d’Avignant, sans doute a-t-elle eut raison de le faire. Hatori Honda est à l’origine de l’attaque perpétrée contre la nation japonaise, de cela, il n’y a aucun doute. Seulement, si la France, les États-Unis, l’Allemagne, la Russie ou l’Angleterre décidait de révéler la présence de Honda en Corée, il apparaîtrait que les États-Unis ont menti au monde entier en affirmant qu’il était mort. Plus personne ne ferait confiance au géant américain et, compte tenu de la place qu’il tient dans l’économie mondiale, ce serait catastrophique.

                -Vous pourriez révéler l’existence de l’opération, proposa Guillaume en tentant de masquer son étonnement alors que le chef d’état lui faisait part de ses craintes. En insistant devant les médias sur le fait que le président américain a menti pour que cette mission reste secrète.

                -Lorsqu’il a annoncé la mort du terroriste, envoyer une équipe en Corée pour tuer Honda n’était même pas envisageable et pour cause : il n’était pas encore en Corée du Nord. Si nous affirmons le contraire, n’importe quel journaliste consciencieux pourrait s’en rendre compte, ce serait terrible, les populations n’auraient plus confiance en leurs dirigeants.

                -Cela semble plus compliqué que prévu, comprit le comédien. Bon, essayons autre chose. Pourquoi l’Américain a-t-il menti sur la mort de Honda ?

                -Pour éviter que les gens ne paniquent et aussi pour nous laisser la possibilité de régler le problème.

                -Bien.

                Guillaume s’interrompit un instant et prit le temps de réfléchir tandis que le président l’observait avec intérêt et soulagement ; il n’était plus le seul à chercher une solution. Guillaume, de son côté, n’en voyait qu’une seule. Il l’exposa rapidement :

                -Opération transparence. Prenez la parole devant les médias et racontez tout : que l’Américain a menti pour rassurer les foules, expliquez aussi pourquoi vous savez qu’Honda se trouve en Corée, ce que vous avez mis en place pour l'arrêter, bref, absolument tous les détails. Ajouter un mensonge dans cette affaire ne ferait qu’aggraver la situation. Alors, oui, peut-être la population va se méfier un temps de ses dirigeants mais cela ne durera pas. Les gens oublient vite, vous savez, insista-t-il comme s'il s'agissait de son meilleur argument. Et puis, pas de décision sans conséquence. Vous ne pourrez pas échapper à l’opinion publique qui sera mauvaise pendant un temps mais c’est un détail moindre comparé à l’horreur d’une guerre. Il vaut vraiment mieux dire la vérité, pour une fois.

                Avignant avait ajouté ces trois derniers mots sur un ton légèrement moqueur mais le président ne s’en offensa pas. Il était déjà en train de réfléchir aux conséquences d’une telle révélation. Avignant avait raison : une guerre était bien plus catastrophique que le fait d'être au plus bas dans les sondages. Guillaume ne le pressa pas et attendit calmement qu’il reprenne la parole ; il s’était habitué à l’idée d’être le confident du président le temps d’une conversation. Au bout d’un long moment au cours duquel le comédien n’osait pas penser, de peur d’interrompre les réflexions du chef d’état, ce dernier murmura :

                -Si je me charge de cette révélation, il y aura probablement des risques pour l’économie du pays : les quatre autres nations risquent de limiter les échanges commerciaux avec la France pendant un temps.

                -Sauf si tout se termine bien et que la guerre n’a pas lieu, coupa Guillaume. Alors, la France fera figure de héros pour avoir osé parler. Et les quatre autres n’auront pas vraiment leur mot à dire, même s’ils sont influents.

                -Ce n’est pas aussi simple, sourit avec bienveillance le président. Mais, disons que j’accepte de courir ce risque car si la France venait à être touchée par la guerre, les conséquences seraient encore plus désastreuses pour l’économie du pays.

                -Donc, vous allez révéler l’existence de l’opération ? demanda Guillaume.

                -Ce sera fait dans les prochaines heures, confirma le chef de l’Etat en se levant. Et je ferais en sorte que Mlle Rousseau soit rapatriée.

                Si toute fois elle n’est pas décédée, ajouta-t-il intérieurement, ce qui, je dois l’avouer, m’arrangerait grandement. Mais vous n’avez pas besoin de le savoir, M. Avignant.

                -Je ne sais comment vous remercier, Monsieur le Président, répondit Guillaume en se levant à son tour.

                -Ne me remerciez pas, je n’ai encore rien fait. Par contre, je compte sur vous pour éviter de parler publiquement de cet entretien.

                -Bien sûr, monsieur.

                Le président raccompagna Guillaume à la porte. Avant de le laisser partir avec le garde du corps, le chef d’état demanda à ce dernier de faire venir dans son bureau son secrétaire personnel ainsi que la plume politique qui écrivait ses discours. Puis, Avignant fut raccompagné à l’entrée par le gorille qui referma le lourd portail derrière lui.

                Il se retrouva alors dans la rue, à quelques dizaines de mètres de la voiture de Thomas. Il allait se diriger vers lui lorsqu’il aperçut un groupe de plusieurs personnes qui allait dans sa direction en souriant et en lui faisant de grands signes de la main. Il en déduisit qu’il s’agissait de fans. Habituellement, il ne les évitait pas mais là, il sortait de l’Elysée et voulait à tout pris rester discret. Il leur tourna précipitamment le dos et partit dans la direction opposée. Il sortit de son blouson une paire de lunettes de vue et une casquette bleue peu élégante qu’il enfila dans l’espoir de passer incognito. En tournant au coin de la rue, il retourna son couvre-chef à l’envers car ce dernier était réversible et retira son blouson qu’il jeta nonchalamment sur son épaule. Il savait par expérience qu’un rien pouvait changer l’apparence de quelqu’un lorsque celui-ci se trouvait au milieu de nombreuses autres personnes et il comptait sur cela pour semer ses innocents poursuivants. Il avait l’intention de faire le tour du bâtiment pour revenir vers Thomas mais cela ne fut pas nécessaire : Robson avait contourné l’Elysée dans l’autre sens et l’attendait, garé en double file. Guillaume s’engouffra dans la voiture qui démarra aussitôt.

                -Alors ? fut le premier mot prononcé par Thomas.

               Guillaume lui raconta l'entretien qui venait d'avoir lieu.

                -C'est formidable, répondit son ami avec un certain soulagement avant d'ajouter sur un ton malicieux : Mais dis-moi tu n’as rien fait de stupide au moins ? Comme insulter le président, par exemple ?

                -Je n’en ai pas eu besoin, plaisanta Guillaume avant de redevenir sérieux. J’espère qu’il tiendra parole.

                C’est sur cette phrase que les deux acteurs retournèrent au théâtre. Deux heures plus tard, le président français apparaissait à la télévision et expliquait tout ce qui avait était dissimulé par les cinq chefs d’états. Dans les heures qui suivirent, l’Allemagne, puis l’Angleterre, la Russie et enfin les Etats-Unis confirmèrent les dires du Français. La vérité avait éclatée au grand jour mais personne ne savait encore comment réagirait la Corée du Nord face à cette intrusion illégale sur son territoire.


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  •             Bien loin de se douter de ce qu’il se passait dans le reste du monde, Agathe, George, Lena et Lyov avait reprit leur route en direction du fleuve Kumya, qu’ils avaient fini par atteindre Ils devaient à présent le remonter sur quelques kilomètres, afin de rejoindre le bâtiment que leur indiquait la balise. Depuis le matin, ils progressaient lentement et devait effectuer des poses fréquentes car la jambe de Lyov le faisait incroyablement souffrir. Lena avait fait de son mieux pour engourdir le mal en utilisant des glaçons, obtenus par solidification d’un bol d’eau pendant la nuit mais, dès que la glace avait fondue, Ivannovsky avait recommencé à se plaindre de douleurs intenses. Le médecin de la petite bande était formel, la blessure risquait de s’infecter et, si son patient n’était pas rapidement conduit à l’hôpital pour refermer la plaie avec plus de soin et de matériel, il faudrait couper la jambe, ce qui lui causerait encore plus de souffrance. George avait offert de porter le Russe mais ce dernier avait refusé, par fierté. Le soleil avait atteint le point le plus élevé du ciel lorsque Lyov s’effondra.

                -Est-ce que ça va ? demanda Agathe en se précipitant vers lui.

                En guise de réponse, le malade se contenta de lâcher un cri de douleur. Livingstone lui tendit alors un foulard.

                -Mord là-dedans, ordonna-t-il, cela évitera que l’on se fasse repérer à cause de toi.

                Lyov obéit tandis que Lena foudroyait l’Anglais du regard car elle ne supportait pas que l’on se comporte de cette manière avec son patient.

                -Il ne peut plus avancer pour aujourd’hui, décréta l’Allemande. Il faut impérativement qu’il se repose.

                -Mais nous avons encore l’après-midi devant nous, enragea George.

                -Je sais, mais c’est comme ça. Il ne fera pas un pas de plus sans mon accord.

                -On perd du temps, fit remarquer Agathe en se plaçant du côté de George. Et c’est mauvais pour la jambe de Lyov.

                -Alors vous n’avez qu’à continuer tous les deux, proposa Lena. Mais Lyov ne bougera pas d’ici et je reste avec lui.

                -Si nous sommes séparés, nous ne pourront pas communiquer en cas de problème, prévint Livingstone.

                -Je ne vois pas ce qui pourrait arriver, répondit Lena, il n’y a rien ici.

                -D’accord, accepta l’Anglais. Viens, Agathe, allons voir si nous sommes encore loin du repère des terroristes.

                Sans rien ajouter, George s’éloigna avec la balise.

                -Faites attention à vous, recommanda Agathe.

                -Ne te fais pas de souci, tout ira bien, lui assura Dusch.

                La journaliste lui sourit, jeta un coup d’œil plein de compassion au Russe, puis courut pour rattraper Livingstone.

                Elle arriva finalement à sa hauteur alors qu’il contournait un talus. Il avançait à grands pas, comme s’il cherchait à récupérer le retard accumulé  à cause de la blessure de Lyov.

                -Il ne faut pas lui en vouloir, George, lui dit Agathe. Il est très courageux de sa part d’avoir essayé d’endurer ainsi la douleur mais il est arrivé à un stade où il ne peut plus la supporter et c’est bien normal.

                -Je sais, mais plus nous perdons du temps plus notre mission risque d’échouer et nous ne pouvons pas nous le permettre.

                Il avait répondu dans un français courant et son accent anglais ne s’entendait pas du tout.

                -J’ignorais que tu parlais cette langue, balbutia Agathe en français.

                -Je n’ai pas jugé utile de le dire, expliqua-t-il.

                -Ah, lâcha la journaliste, complètement abasourdie par la façon dont se comportait Livingstone. Je trouve que tu es bizarre, George.

                -Sais-tu pourquoi je parle le français ? la coupa-t-il.

                -Non puisque, « tu n’as pas jugé utile de m’en parler ».

                -Mon père était français. J’ai vécu en Bretagne jusqu’à mon dixième anniversaire puis nous avons emménagé à Londres. Ma femme est aussi française.

                -Ta femme ? Je croyais que tu n’avais pas de famille.

                -Elle est décédée. Nous étions en vacances. Il y a eu un séisme. Le bâtiment dans lequel elle se trouvait s’est effondré. Sa jambe est restée coincée sous les décombres. Il a fallu l’amputer. La perte de sa jambe la détruite. J’ai tenté d’être aussi doux et aimant que je le pouvais avec elle mais, au lieu de l’aider à s’en sortir, cela lui rappelait chaque fois un peu plus son handicap. C’est ce qu’elle a expliqué dans la lettre qu’elle m’a laissé lorsqu’elle s’est suicidée.

                -Je suis désolée, s’attrista Agathe qui comprenait mieux pourquoi George traitait aussi durement Lyov.

                Les deux camardes continuèrent à avancer en silence. La jeune femme écoutait depuis près de deux heures le bruit que faisait le fleuve, perdue dans ses pensées quand Livingstone la ramena à la réalité d’un bref :

                -Nous arrivons.

                Devant eux, se dressait un grand bâtiment entouré de hautes murailles. Un large portail menait à la porte d’entrée. Agathe remarqua immédiatement les caméras, placées à intervalles réguliers. Par mesure de précaution, les Européens se cachèrent derrière un bosquet mais aucune caméra n’était dirigée vers eux. D’un geste du doigt sur l’écran tactile de la balise, George activa le logiciel brouilleur d’ondes du Russe. Il tendit ensuite l’objet à la journaliste en lui faisant signe de demeurer cachée. Elle n’eut pas le temps de bouger qu’il s’avançait déjà vers l’imposante bâtisse. Elle le vit s’approcher du portail et regarder à l’intérieur de la cour. Ces quelques secondes semblèrent durer une éternité tant Agathe craignait que son compagnon ne se fasse repérer. Mais George la rejoignit sans encombre, récupéra la balise et s’éloigna de la propriété, la jeune femme sur ses talons. Ils attendirent d’être à bonne distance du bâtiment pour stopper leur progression.

                -Nous sommes au bon endroit, annonça George en désactivant le logiciel de la balise. J’ai repéré dans la cour un groupe de six hommes. Ils parlaient en anglais et seul l’un d’entre eux semblait d’origine asiatique, nous ne sommes donc pas en présence d’habitants de la région. Ce sont nos terroristes.

                -Nous allons pouvoir mettre un terme à notre mission, se réjouit Agathe.

                -Pas avant d’avoir un plan d’action. Retournons au près des autres.

                Agathe sentait que George était plus déterminé que jamais. Il avança d’un pas plus rapide encore qu’à l’aller, si bien que la jeune femme eut peine à le suivre. Il ne prenait plus la peine de contourner les talus ; il filait en ligne droite sans se rendre compte des changements dans le relief. Agathe était heureuse de le voir aussi motivé et son enthousiasme finit par la gagner. Leur mission touchait à sa fin. Ils allaient enfin pouvoir rentrer chez eux. Elle allait enfin revoir Guillaume. C’est presque en courant qu’ils approchèrent de l’endroit où ils avaient laissé Lyov et Lena, tant ils avaient hâte de leur annoncer la bonne nouvelle. Leur gaieté fut bien vite chassée par le spectacle qui s’offrait à eux.


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  •             Chantilly bâilla. Voilà un long moment que son maître était debout. Il avait allumé le téléviseur et programmée une chaîne diffusant en continue le journal télévisé. Il avait déjà bu deux cafés, joué un solo à la guitare, réveillé ses voisins et déclamées plusieurs tirades en faisant les cent pas autour de la table en bois du salon, table qui avait autrefois appartenue à sa grand-mère. Si elle avait été encore en vie, il aurait eu droit à un long discours sur les bienfaits du sommeil et l’utilité de dormir huit heures par nuit. Mais il ne parvenait pas à fermer l’œil car il attendait impatiemment la réaction de la Corée du Nord face à la déclaration que le président français avait fait la veille au soir. Pour l’instant, le présentateur à l’écran parlait de l’incendie qui s’était déclaré dans le Var. Guillaume se rendit donc dans la cuisine avec l’intention de se préparer une troisième boisson à base de caféine. De son côté, Chantilly roula sur le dos. Pour une fois qu’elle était seule sur le canapé, elle comptait bien en profiter. La tête en arrière dans le vide, elle ferma les yeux. Peut-être allait-elle pouvoir se rendormir.

                Un énorme bruit venant du salon fit sursauter Guillaume qui s’y précipita, une tasse à la main. Il trouva le caniche au pied du sofa, en train de se secouer.

                -Tu es tombée ? s’amusa l’acteur en s’approchant du chien. Tu ne t’es pas fais mal au moins ?

                Chantilly l’ignora et se dirigea vers la chambre à coucher car le lit était plus confortable que le canapé. Un sourire moqueur sur les lèvres, Guillaume se redressa. Son regard se fixa sur le poste de télévision au moment où le présentateur laissait la place à un journaliste.

                -Tout à fait, Michel, disait justement celui-ci. Je peux vous confirmer que le Japon retire sa déclaration de guerre. Il n’y aura donc pas de lutte armée entre le pays du soleil levant et la Corée du Nord qui, je vous le rappelle, n’a toujours pas réagit à la déclaration du président même si cela ne saurait tarder.

                Le présentateur reprit la parole et enchaîna sur un autre sujet d’actualité. Guillaume soupira :

                -Enfin une bonne nouvelle.

                Il se laissa tomber lourdement sur le canapé, soulagé. Pas de guerre, cela signifiait pas de victimes civiles. Les Japonais et les Coréens pouvaient respirer, ils seraient épargnés. A présent, il fallait attendre que la Corée du Nord se décide à parler. Guillaume se perdit dans ses pensées et faillit ne pas entendre le journaliste qui, à peine quelques minutes plus tard, apparaissait de nouveau à l’antenne :

                -La Corée du Nord a finalement répondu au chef d’état français. On l’écoute.

                Le visage du nord coréen s’afficha sur l’écran et commença à parler. Tout ce qu’il disait était traduit en bas de l’écran. Avignant put alors lire les phrases suivantes :

                « Hatori Honda est entré illégalement sur notre territoire. Mes hommes vont se lancer à sa poursuite. Quant à l’équipe d’intervention des occidentaux, nous la raccompagnerons à la frontière russe afin que ses membres puissent rentrer chez eux. »

                Guillaume ne réagit pas tout de suite. Il fallut attendre que le présentateur répète cette annonce pour qu’il laisse échapper un cri de joie qui attira Chantilly dans le salon tandis qu’un voisin agacé frappait violemment contre le mur. Avignant l’ignora et se précipita sur son chien qu’il saisit à bout de bras et souleva au-dessus de sa tête.

                -Tu as entendu ça, Chantilly ? Agathe va rentrer ! Elle va rentrer !

                Après avoir effectué un tour sur lui-même, il déposa le caniche sur le sol et attrapa son téléphone. Il composa le numéro de Thomas. Ce dernier répondit au bout de cinq sonneries.

                -Allô, Guillaume ? Bon sang, jura Robson, t’as vu l’heure ? Qu’est-ce qu’il te prend de me déranger maintenant ?

                -Désolé, Tom, s’excusa-t-il, mais il fallait que je te prévienne.

                -Me prévenir de quoi ? grommela l’autre d’une voix ensommeillée.

                -Les Coréens !

                -Qu’est-ce qu’ils ont, les Coréens ? Tu ferais mieux de parler vite sinon je raccroche.

                -Ils vont tenter d’arrêter Honda. Et ils vont rapatrier Agathe et les autres !

                -Génial, murmura Thomas sans conviction.

                -Je te redirais ça quand tu seras mieux réveillé, plaisanta Guillaume. Bon, je te laisse terminer ta nuit. On se voit tout à l’heure chez Yannick.

                -C’est ça, à demain.

                Thomas mit fin à la communication de manière brutale mais Guillaume ne s’en préoccupa pas. Agathe allait revenir, c’était le plus important.


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