• JtlP.21 : Aéroport de Vladivostok, Russie Le 18 avril, à 04h00

                Agathe se laissa lourdement tomber sur l’un des sièges de l’avion en soupirant :

                -J’ignorais qu’il était aussi difficile de marcher avec une béquille.

                -Vous inquiétez pas, c’est pas pour une longue période, répondit Olga en saisissant le bâton métallique afin de le ranger au-dessus des fauteuils.

                -Combien de points de suture m’a-t-on fait sur la cuisse, au fait ? demanda Agathe.

                -Vingt-deux. Je sais pas comment vous avez fait pour avec une telle coupure jusqu’à votre ami mourant vous déplacer.

                -Je pense que la plaie a dû s’agrandir à cause de mes mouvements, elle devait être moins importante au début. Dites-moi, si j’ai bien compris, l’avion va faire plusieurs escales avant d’arriver à Paris.

                -Oui. D’abord à Moscou, pour le corps du Russe y déposer. Je descendrais aussi là-bas. Ensuite, Berlin, pour le corps de l’Allemande y laisser. Puis Paris. Londres, pour l’Anglais. Et enfin, Washington pour l’Américain.

                -Michael ? s’étonna Agathe. Son cadavre était dans un fleuve. Vous l’avez retrouvé ?

                -Grâce à vos indications sur le magnétophone, les Coréens l’ont trouvé et en Russie l’on fait venir. Sa famille pourra l’enterrer.

                -Tant mieux.

                Ces deux mots conclurent leur discussion. Les Russes avaient rendu à Agathe ses affaires personnelles que les Coréens avaient trouvées près du corps de Lyov, à l’exception du magnétophone, qui devait servir à l’OTAN pour comprendre comment l’intervention s’était déroulée. Ils avaient aussi fait savoir à la jeune femme qu’elle serait probablement contactée par les autorités françaises afin de connaître plus en détails sa version des faits qu’elle avait déjà donné aux enquêteurs américains.

                La journaliste rangea son nouveau passeport dans son sac. En France, une carte d’identité ainsi qu’un nouveau numéro de sécurité sociale lui seraient attribués. Elle allait pouvoir continuer son ancienne vie comme si rien ne s’était passé. Du moins, c’est ce qu’elle espérait mais elle savait que rien ne serait jamais plus comme avant. Avec ses proches d’abord. Elle craignait qu’ils lui en veuillent de ne pas les avoir prévenus de son départ en Corée, malgré les avertissements du président. Elle craignait aussi qu’ils ne la voient plus comme avant. Déjà qu’elle-même avait du mal à se reconnaître dans un miroir. Non pas qu’elle est physiquement changée, mais intérieurement, elle n’était plus tout à fait la même. D’abord parce qu’elle avait connu la peur, la vraie. Celle qui étreint sa victime et ne la lâche pas lorsque le danger est passé. Ensuite, parce qu’elle avait tutoyer la mort. Celle-ci ne l’avait pas emportée, mais s’était arrangée pour qu’elle voie mourir ses amis. Enfin parce que la souffrance qu’elle avait lu sur les visages des trois prisonniers la hanterait à jamais.

                Elle déglutit péniblement. L’avion décollait. Elle s’efforça de penser à autre chose. Guillaume. C’est le premier nom qui lui vint à l’esprit alors qu’elle cherchait à se distraire en vain de ses préoccupations. Guillaume était le seul, qui, elle en était certaine, l’accueillerait avec joie à son arrivée, le seul qui n’avait aucune raison de lui reprocher son départ. Elle se demanda s’il viendrait l’attendre à l’aéroport. Elle laissa échapper un sourire compatissant à l’égard du comédien. Le pauvre homme avait dû passer les dix derniers jours à se tourmenter. Il était le seul à savoir qu’Agathe était partie en Corée du Nord et par conséquent, seul lui avait dû se faire énormément de souci pour la jeune femme. Elle regretta de l’avoir mis dans un tel état d’angoisse mais elle ignorait encore que c’était grâce à lui qu’elle pouvait à présent rentrer en France.

                Elle se demanda ensuite comment sa relation avec lui allait évoluer. Ce qui était certain, c'est que cela ne pouvait pas se passer aussi mal qu'avec Fabien. Fabien, c’était son ex-petit ami. A l’époque, il travaillait pour le même hebdomadaire français que la jeune femme. Il était photographe. Guillaume l’avait rencontré, il y a un mois de cela.

                C’était au bois de Boulogne, par un après-midi de début de printemps. Il faisait aussi chaud qu’en plein été alors ils avaient décidé d’aller se promener autour des lacs du grand parc, emmenant avec eux Chantilly qui en avait profité pour sauter dans l’eau à plusieurs reprises.

                -Cela faisait bien longtemps que je n’étais pas venu ici, lui apprit Guillaume.

                -Tu ne viens jamais ? Même un dimanche comme aujourd’hui ? s’étonna Agathe.

                -Non, même le dimanche. Mais là, c’est différent. Tu es avec moi.

                Agathe se contenta de sourire à la remarque de son ami. Elle observa le caniche qui courait devant eux pour faire sécher ses longs poils frisés qui dégoulinaient encore. C’était la première fois que Guillaume et elle se rendaient ensemble dans un lieu public aussi fréquenté. Le comédien avait posé un élégant chapeau noir et bleu sur sa tête et portait des lunettes de soleil. Aucun des promeneurs qu’ils avaient croisés ne semblait l’avoir reconnu et ce pour le plus grand bonheur d’Agathe qui craignait d’être vue en compagnie du célèbre acteur. Elle ne savait pas trop pourquoi d'ailleurs. Elle se disait que ce qu'ils vivaient n'appartiendrait qu'à eux tant qu'ils ne se retrouvaient pas à la Une de la presse people et c'était bien ainsi, ils pouvaient prendre leur temps. Au détour d’un lac, ils s’aperçurent que de lourds nuages commençaient à jeter leur ombre sur le bois de Boulogne et que l’air commençait à fraîchir.

                -Il risque d'y avoir un orage, observa la journaliste. Nous ferions peut-être mieux de rentrer.

                -Tu as raison. Chantilly ! appela Guillaume en effectuant lentement un tour sur lui-même. Chantilly ! Où est passé ce chien ?

                Agathe regarda autour d’elle mais elle ne voyait nulle part le pelage blanc de l’animal.

                -Elle a peut-être continué à avancer. Séparons-nous. Suis le chemin qui longe le lac, je vais voir entre les arbres.

                -D’accord.

                Agathe quitta le sentier et s’éloigna en direction des buissons. Chantilly pouvait être absolument n’importe où. La jeune femme écarta les feuillages d’une main pour tenter de repérer le chien mais il n’était pas là. Elle avança encore entre les arbres.

                -Chantilly ! Où es-tu ma belle ?

                Mais le caniche restait introuvable. Après quelques minutes de recherches infructueuses, Agathe allait faire demi-tour lorsqu’elle entendit des aboiements. Elle se dirigea vers eux, consciente que ce n’était pas forcément le chien de Guillaume. Il lui sembla qu’il y avait plusieurs canidés à proximité. Les aboiements se rapprochaient. Soudain, un teckel bondit hors d’un bosquet en couinant. Agathe sauta sur le côté et évita de justesse le petit chien qui s’enfuyait. Elle perçut le bruit d’un autre chien qui venait vers elle. Pas de doute, c’était bien lui qui effrayait la pauvre bête. Agathe se pencha en avant au-dessus du buisson, dans l’intention de réceptionner le poursuivant. Une boule de poil émergea alors des feuillages. Agathe referma bien vite ses bras sur l’animal trempé. Celui-ci se débattit jusqu’à ce que la journaliste le reconnaisse.

                -Chantilly ! s’exclama-t-elle. Tu vas te calmer, maintenant ?

                En entendant son nom, le caniche s’immobilisa. Agathe se releva mais ne le relâcha pas pour autant. L’autre chien avait stoppé sa course un peu plus loin et observait avec curiosité son adversaire à la mine déconfite.

                -Déçue ? plaisanta Agathe en tapotant affectueusement le museau de Chantilly. Tant pis, tu ne mangeras pas du teckel aujourd’hui.

                -Manger ? s’effraya une voix essoufflée de l’autre côté du buisson. Vous voulez dire que ce chien enragé allait manger ma pauvre Mimine ?

                La journaliste se tourna vers la vieille dame qui venait de parler. Elle tenait à la main une laisse rose, assortie au collier que portait le petit chien roux.

                -Bien sûr que non, la rassura-t-elle. C’était de l’humour. Vraiment désolée pour le dérangement.

                -Vous devriez faire piquer ce monstre, grogna la vieille dame en fusillant le caniche du regard. Allez viens, Mimine, ne restons pas là. Je ne vous salue pas, mademoiselle.

                -Comme vous voudrez, s’amusa Agathe en s’éloignant avec Chantilly.

                Elle attendit d’être de retour sur le sentier pour poser le chien sur le sol. Elle partit alors dans la direction qu’avait prise Guillaume, l’animal sur ses talons. Elle ne tarda pas à l’apercevoir. L’acteur était en train de signer des autographes à un groupe de jeunes gens qui parlaient tous en même temps.

                -Ton maître à l’air occupé, lança-t-elle au chien. Laissons-le tranquille.

                Mais Chantilly avait déjà bondi vers le comédien et écrasé ses pattes pleines de boue sur son pantalon. Surpris, Guillaume se retourna et vit Agathe. D’un signe de la main, elle lui fit comprendre qu’elle allait l’attendre plus loin. Il accepta d’un sourire puis pivota à nouveau pour faire face au petit groupe qui, attendri par les grands yeux noirs du chien encore trempé par ses plongeons dans le lac, n’avait rien remarqué de l’échange silencieux de l’acteur et de la journaliste.

                Cette dernière se dirigea vers un banc et s’assit face à l’étendue d’eau. Elle aimait observer le ciel se refléter dans le lac mais les nuages qui avaient continué à l’assombrir gâchaient un peu le spectacle. Son attention se reporta alors sur les feuilles des arbres qui se paraît de jolis éclats vert clair sous les derniers rayons du soleil. Celui-ci disparaissait lentement derrière le voile grisâtre qui recouvrait peu à peu le ciel. Près d’elle, un couple de canards se posa sur le lac. Elle les regarda avancer ensemble. Les sillons qu’ils laissaient dans l’eau derrière eux se croisaient à plusieurs reprises. Les oiseaux se déplaçaient de manière aléatoire mais se rejoignaient toujours, se donnant en spectacle avec toute la grâce et la légèreté dont ils étaient capables.

                -Souriez, vous êtes filmée ! signala soudain une voix derrière Agathe, la faisant sursauter.

                Elle fit volte-face et se retrouva nez à nez avec l’objectif d’un appareil photo. Par réflexe, elle tendit la main vers l’appareil et l’écarta d’un mouvement rapide. C’est alors qu’elle découvrit celui qui se cachait derrière.

                -Fabien, s’écria-t-elle. Peut-on savoir ce que tu fais là ?

                -C’est évident, répliqua-t-il en haussant les épaules. Je fais quelques clichés du parc pour tester mon nouvel outil de travail. J’en profite aussi pour photographier les jolies filles.

                Il pointa à nouveau son objectif vers la jeune femme et appuya sur le bouton déclencheur avant qu’elle n’ait pu l’écarter.

                -Fabien, arrête ça tout de suite, s’énerva Agathe en se levant.

                -Tu n’as toujours pas d’humour, toi, remarqua-t-il. J’ignorais que tu aimais te promener par ici.

                -J’ai droit à une vie privée, figure-toi. A présent, si tu veux bien que je m’en aille.

                Elle voulut s’éloigner mais il la retint par le bras, la forçant à se tourner vers lui. Agathe avait toujours été étonnée par la force presque surhumaine du photographe.

                -Lâche-moi, tu me fais mal, s’indigna-t-elle en tentant de se dégager.

                -Tu as repensé à nous ? la questionna-t-il. Il serait peut-être temps de se remettre ensemble.

                -C’était il y a deux ans. Maintenant laisse-moi, je n’ai pas de temps à perdre avec toi.

                -Attends, tu ne veux pas discuter un peu ? insista-t-il en voulant l’attirer contre lui.

                Mais une main se ferma autour de son poignet et le contraignit à lâcher prise.

                -Elle t’a dit de la laisser tranquille, il faut te le dire dans quelle langue ?

                La phrase fut ponctuée d’un grognement canin furieux. Agathe s’était éloignée d’un pas et regardait à présent Guillaume et Fabien se faire face. Chantilly avait sauté sur le banc et montrait les crocs.

                -T’es qui toi ? lança le photographe en défiant du regard celui qui venait de s’interposer entre Agathe et lui.

                -Aucune importance, rétorqua Guillaume en relâchant le bras de l’autre. En revanche, toi, je te conseille de partir vite et loin.

                -T’es le nouveau petit copain, c'est ça ? supposa Fabien. Si tu crois que je vais te laisser avec Agathe, tu te mets le doigt dans l’œil jusqu’au coude, mon pote.

                -Fabien, n’envenime pas la situation, intervint Agathe.

               Guillaume fit un signe de la main pour demander à la jeune femme de le laisser faire.

                -Pour commencer tu vas me parler sur un autre ton, articula Guillaume, piqué au vif par les propos familiers de l'autre. Je ne suis pas ton pote.

                -On dirait bien. Un pote se montrerait plus sympa. Ça y est ! s’exclama Fabien. Je sais qui tu es ! Guillaume Avignant, le comédien ! Non mais Agathe, comment t'as trouvé le moyen de sortir avec un type comme lui ?

                -Quoi, un type comme moi ? hurla Guillaume en se dressant de toute sa hauteur devant Fabien pour le faire reculer. Qu’est-ce qu’il a le type comme moi ?

                -Guillaume s’il te plaît, tenta de le calmer Agathe en posant la main sur son épaule.

                C’est le moment que choisit Fabien pour dégainer son appareil photo et prendre un cliché.

                -C’est dans la boîte ! s’exclama-t-il. Demain, vous serez à la une de tous les magazines people du pays !

                Chantilly bondit alors sur le sol et mordit violement le mollet du photographe qui hurla de douleur. D’un mouvement du pied, il envoya choir le petit chien dans l’herbe. Ce dernier couina mais se redressa sur trois pattes, la quatrième semblait blessée, prêt à repartir au combat.

                -Si ça peut te faire plaisir, ma foi, grommela Guillaume en tentant de se calmer. Fais en ce que tu veux de ta photo, c’est le cadet de mes soucis. Tu as eu ce que tu méritais.

                Il félicita son chien d’un regard plein de fierté. Mais Agathe n’était pas de cet avis. Elle savait qu’une telle photographie, agrémentée d’un quelconque texte mensonger comme pouvait en écrire la presse à scandale, risquait de porter un grand coup à la réputation de l’acteur. Elle décida d’intervenir.        

                -Donne-moi cet appareil, Fabien, je ne veux pas que tu vendes cette photo à qui que ce soit.

                -N’y pense même pas, puisque lui, ça n’a pas l’air de l’embêter, alors compte sur moi pour la faire parvenir à un grand nombre de rédacteurs. Salutations, Agathe, lança-t-il en se donnant un air supérieur.

                Il allait s’éloigner sous la pluie qui commençait à tomber mais l’intervention d’Agathe avait fait réfléchir Avignant et lui aussi semblait avoir compris les enjeux de la situation. Il empoigna alors Fabien d’une main, tandis que de l’autre il attrapait l’appareil photo. Fabien dégagea aussitôt son bras mais abandonna sans le vouloir son appareil à Guillaume. Il n’eut pas le temps de le récupérer que déjà l’acteur s’avançait vers le bord du lac en examinant son butin.

                -C’est l’un de ces vieux appareils à pellicule amovible, dis-moi ? Tant mieux pour toi, tu pourras toujours le reprendre une fois que j’aurais supprimer les photos.

                Tout en parlant, Guillaume avait fait glisser la pellicule dans la paume de sa main. Il referma ses doigts dessus puis, d’un large mouvement du bras, il la jeta le plus loin possible vers le centre du lac. Satisfait, il laissa tomber l’appareil photo dans l’herbe.

                -Non mais ça va pas ? s’écria Fabien, furieux. Tu sais combien ça coûte ces trucs-là ?

                -Pas la moindre idée, mais ce n’est sans doute pas bien plus cher que la consultation de vétérinaire que je vais devoir payer à mon chien, car je te signale qu’il boite.

                Le tonnerre gronda soudain et la pluie se fit plus intense. Fabien récupéra son bien en grinçant des dents et grogna :

                -Tu me le paieras.

                Il lança un dernier regard plein de courroux à Agathe et s’enfuit en courant, pressé de se mettre à l’abri. Guillaume se tourna vers la jeune femme. Cette dernière comprit avant qu’il ne parle qu’il était à nouveau maître de lui. Elle se surprit à le trouver incroyablement beau dans sa chemise qui, mouillée par la pluie, lui collait à la peau.

                -Qui était-ce ? demanda-t-il.

                -Mon ex petit ami, expliqua-t-elle avec une grimace.

                -Puis-je te demander pourquoi vous vous êtes séparés ?

                -A l’époque nous travaillions ensemble et j’ai vraiment peu apprécié qu’il raconte ma vie privée à tous nos collègues, mentit-elle comme à chaque fois qu'on lui posait la question. Je l’ai quitté et j’ai postulé chez Mme Rovane. Il l’a très mal pris.

                -C’est ce qu’on dirait, en effet, commenta Guillaume. Allez, viens, ne restons pas sous cette pluie.

                Il retira son chapeau et le vissa sur la tête d’Agathe en s’expliquant :

                -Tes cheveux ne sont pas encore complètement trempés, alors autant les protéger au maximum de cette tempête.

                -Merci, dit-elle. Par pour le chapeau, pour ton intervention.

                -Tu croyais quand même pas que j’allais te laisser seule avec ce… hésita-t-il par manque d’inspiration. Avec lui.

                L’expression de Guillaume fit rire Agathe qui se pencha pour soulever Chantilly, afin d’épargner sa patte blessée durant le trajet jusqu’à la voiture de son propriétaire. Guillaume entoura les épaules de la jeune femme avec son bras et ils se mirent à courir en riant en direction du véhicule qui était garé beaucoup plus loin.


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