• JtlP.8 : Quelque part au nord de Wonsan Le 10 avril, 00h50

    Un chapitre un peu long, où l'on découvre ce qu'il advient de Lyov et de ses compagnons en Corée et où Agathe se remémore le soir du nouvel an, chez Henri Lantier.

                Assise sur le rivage, Lena tremblait de tous ses membres. Agathe lui avait retiré son sac à dos et l’avait enveloppée dans une couverture. La journaliste était aussi trempée que l'Allemande mais elle ignora la cruelle morsure du froid, préférant guetter le retour des autres.

                -Penses-tu qu'il est mort ? grelotta Lena.

                -Lyov ? Je ne sais pas, lui dit prudemment Agathe qui ne voulait pas ajouter à la détresse de sa camarade.

                -Tu as vu tout ce sang ? On ne peut pas survivre à une aussi grande perte.

                -Le sang était dilué dans l'eau, la rassura Agathe qui savait fort bien que l'espoir aiderait la jeune femme à se calmer, c'est pour cette raison qu'on aurait dit qu'il y en avait beaucoup.

                -J'espère qu'il n'a pas souffert, répondit Lena, fataliste.

                -Regarde ! s'exclama Agathe. J’aperçois les garçons ! Ils ont l'air de tirer quelque chose.

                -Ne me dit pas qu'ils ont ramené le corps ? s'effraya Lena.

                Les pieds de George et Michael touchaient à présent le sol. Ils se redressèrent et Agathe constata que ce qu'ils traînaient avait bel et bien l'air humain.

                -Il est vivant, cria l'Américain en approchant.

                -Mais blessé, compléta George tandis qu'ils sortaient de l'eau.

                A peine avaient-ils allongé Lyov que Lena, débarrassée de sa couverture, se précipitait près de lui, une trousse de premier soin à la main.

                -Laissez-moi faire, exigea-t-elle, je suis médecin.

                -Je l'avait presque oublié, murmura Agathe, un sourire nerveux dans la voix.

                Michael la foudroya du regard ; ce n'était pas le moment de plaisanter. Il s'accroupit à côté du blessé.

                -Le requin l'a mordu à la jambe droite, indiqua-t-il.

                -Je sais, lui assura l'Allemande. Puisque tu es là, déchire le bas de son pantalon et soulève sa jambe, pour que je lui fasse un garrot.

                Agathe s'approcha légèrement. Une fois la jambe dénudée, elle constata que la plaie était profonde et détourna le regard. Elle se pencha plutôt vers le visage de Lyov tandis que George lui posait des questions et le faisait parler afin qu'il ne perde pas connaissance.

                -Je m'appelle Lyov Ivannovsky, chuchotait justement le Russe, et j'ai 22 ans.

                -Comment s'appellent tes parents ? lui demanda George.

                La journaliste ne l'écouta pas répondre. Elle s'éloigna plutôt et sortit de son sac, qui n'avait pas pris l'eau puisqu'il était étanche, son magnétophone. Elle le mit en marche et enregistra sa voix tandis qu'elle racontait les présents évènements. Une fois qu'elle eut terminé son récit, elle se tourna à nouveau vers le blessé. Lena avait nettoyé et recousu sommairement la jambe de l'informaticien. Aidée par l'Américain, elle recouvrait de bandage la plaie lorsque George se tourna vers Agathe :

                -Il a de la fièvre. Peux-tu aller mouiller ce linge ? Nous allons nous en servir pour tenter de la faire tomber.

                -Bien sûr, accepta Agathe en prenant le morceau de tissu.

                Elle se dirigea ensuite vers la mer afin de l'humidifier puis retourna le porter à l'espion anglais.

                Le reste de la nuit se déroula ainsi. Les quatre camarades se relayaient chacun leur tour au chevet de Lyov tandis que les autres somnolaient, enroulés dans des couvertures car la température était très basse. Vers 5h00 du matin, la fièvre de Lyov était tombée et ce dernier se disait prêt à prendre la route, en s'aidant du long bâton que Michael lui avait trouvé. George décida donc de lever le camp. Tous ramassèrent leurs affaires et se répartirent celles du Russe afin que celui-ci ne s'encombre pas trop. George regarda la balise. Cette dernière leur indiqua qu'ils devaient se déplacer vers le nord-ouest. Avant qu'ils ne se mettent en marche, Lena prit la parole :

                -Nous allons avoir un petit problème.

                -Ah oui ? s'étonna Michael. Lequel ?

                -Arrêtez-moi si je me trompe, mais deux chemins s'offrent à nous, n'est-ce pas ?

                -En effet, lui répondit Agathe. Nous pouvons nous diriger vers le nord-ouest comme nous l'indique la balise. Mais nous savons que l'endroit où nous allons se trouve au bord du fleuve Kumya. Nous pouvons donc partir vers le nord en longeant la côte jusqu'à l'embouchure du fleuve, puis le remonter. Par contre, je ne vois pas l'intérêt d'un tel parcours.

                -Il y en a un, pourtant, affirma le médecin. Lyov va avoir beaucoup de mal à marcher. L'idéal pour lui serait d'éviter les montagnes car il lui sera difficile de passer dans des endroits escarpés. Alors, si nous suivons les côtes puis les abords du Kumya, nous marcherons dans des lieux relativement plats, ce qui sera plus facile pour lui.

                -Qu'en penses-tu, Lyov ? demanda l'Anglais.

                -Je suis tout à fait d'accord avec Lena, confirma-t-il en venant se placer près d'elle.

                -Alors cela me convient, accepta George en se rangeant à leurs côtés. Nous opterons pour ce trajet.

                -C'est hors de question, refusa catégoriquement Michael. Nous mettrons beaucoup plus de temps pour rejoindre notre destination si nous procédons ainsi. Or, il faut que nous accomplissions notre mission au plus vite afin que Lyov soit soigné dans les plus brefs délais. De plus, en suivant un fleuve, nous risquons de rencontrer beaucoup d'habitation car, c'est bien connu, les gens s'installent là où il y a de l'eau.

                -C'est ridicule, je suis certain que l'eau courante existe en Corée du Nord, objecta George.

                -Autrefois, l'eau courante n'existait pas, expliqua patiemment l'Américain. Les gens s'installaient donc près des points d'eau. Et comme les nouvelles générations ont tendance à rester sur les terres de leurs ancêtres, nous verrons beaucoup plus d'habitations près du fleuve qu'ailleurs. C'est logique !

                -Peut-être, mais nous ne savons pas ce que nous rencontrerons en nous enfonçons dans les terres, répliqua Lena. Alors que nous aurons un repère, les côtes puis le fleuve, en empruntant l'autre chemin.

                Turner leva les yeux au ciel d’un air excédé. Il ne comprenait pas pourquoi les autres s'entêtaient à vouloir passer par la route la plus longue.

                -Non mais je rêve, vous allez me rendre fou ! s'énerva-t-il car son tempérament sanguin refaisait surface malgré ses efforts pour rester calme. Toi, la Française, dis quelque chose, au lieu de nous regarder, afin que je sache si tu es aussi stupide que les autres !

                -Je t'interdis de dire que je suis stupide, grogna George en s'avançant à grands pas vers l'Américain.

                -Je te parle comme je veux, l'Ecossais !

                -Je suis Anglais !

                -Stop ! hurla Agathe en se plaçant entre les deux hommes pour les empêcher d'en venir aux mains. Qu'est-ce qu’il vous prend ? Il est inutile de s'énerver ! Michael, calme-toi s'il te plaît. George, recule de quelque pas. Gardez vos distances un moment.

                -Michael s'énerve parce qu'il déteste avoir tord, le piqua Lyov.

                -Tu ne vas pas t'y mettre aussi, toi ? le sermonna Agathe.

                -Cet homme, articula le militaire en désignant George, veut suivre les indications de Lena pour lui faire plaisir, mais au fond, il sait que j'ai raison !

                -Je n'apprécie pas tes insinuations, rétorqua George en s'avançant à nouveau.

                -Qu'est-ce que je viens de vous dire ? soupira Agathe qui luttait pour conserver son sang froid. Vous êtes de véritables gamins. George, je croyais t'avoir demander de reculer. Michael, il est absolument nécessaire que tu te contrôles. La situation est difficile, nous sommes tous sous pression mais il ne faut pas céder.

                Etonnement, les remontrances de la journaliste firent leur effet : l'Anglais s'éloigna un peu et l'Américain se força à respirer calmement. Agathe leur laissa quelques secondes de répit avant de reprendre :

                -Bien. A présent, analysons la situation en utilisant toutes les données qui sont à notre disposition. A Vladivostok, on nous a montré une carte de la Corée. J'ai mémorisé tous les détails qui peuvent nous être utiles. Tout d'abord, je peux vous dire qu'il y a en effet plus de montagnes à franchir sur le chemin que préconise Michael. Néanmoins, il y en a aussi sur l'autre trajet. Ensuite, et c'est là l'élément qui va déterminer notre choix, si nous suivons le fleuve Kumya, nous passerons immanquablement à proximité de la ville de Yonghung. C'est un détail non négligeable car la grandeur de la ville est telle que nous rencontrerons énormément de Coréens. Autant de raisons de se faire repérer. C'est pour cela qu'il me paraît moins dangereux d'emprunter la route la plus courte.

                -Donc j'avais rais... commença Michael.

                -Je ne ferais pas ça si j'étais toi, le coupa Agathe. L'orgueil n'est pas une qualité louable.

                -D'accord, répondit finalement George. Nous partirons en direction du nord-ouest. Mais qui nous dit qu'il n'y a pas des villes sur cette route aussi ?

                -Il y en a deux, concéda Agathe. Mais elles sont d'une taille moindre et nous pouvons facilement en contourner une par le nord et l’autre par le sud sans pour autant dévier de notre trajectoire. En fait, nous allons devoir passer entre ces deux villes et il est fort probable que ce soit une zone habitée mais elle sera forcément moins peuplée que la ville de Yonghung.

                Agathe décida de ne pas leur parler tout de suite du second fleuve qu'ils devraient traverser. A présent que George s'était rallié à sa cause, elle ne voulait pas lui donner l'occasion de changer d'avis.

                -Bon, puisque tu dis que c'est faisable. Je te fais confiance. Lyov ?

                -Je me débrouillerais, grommela celui-ci.

                -Nous t'aiderons, le rassura Michael qui était à présent tout à fait calme.

                Les cinq camarades se mirent donc en route, George en tête. Il n'avait pas fait vingt pas que Lena lui demandait de ralentir car elle craignait pour la santé de son patient. Agathe sentit que Lyov était gêné que l'on adapte le rythme de la marche pour lui mais il ne protesta pas, signe que cela lui convenait. Ils progressèrent en colonne : l'Anglais, qui examinait le terrain à la recherche du meilleur endroit où se frayer un chemin ; suivait l'Américain, marchant à pas si  réguliers qu'il semblait les mesurer ; il y avait ensuite Agathe qui tentait de mémoriser d'un seul regard tous les détails du paysage, et enfin, le Russe et l'Allemande leur emboîtaient le pas. Lena calait son allure sur celle du jeune homme, attentive à ce qu'il ne se fasse pas distancer.

                La petite troupe s'éloigna lentement de la côte, guidée par le soleil levant qui, derrière elle, la dirigeait aussi sûrement qu'une boussole en projetant leurs ombres vers l’ouest. De temps à autres, George s'assurait qu’ils allaient dans la bonne direction, grâce à la balise, qui lui indiquait la trajectoire à adopter. Elle devait être reliée à un satellite car Livingstone pouvait afficher une image vu du ciel des obstacles à venir. Il constata donc qu'Agathe avait raison à propos des villes qu'ils devraient contourner mais il se rendit aussi compte qu’elle avait omit de mentionner la traversée d’un fleuve. Pendant ce temps, la jeune femme continuait d'avancer en silence, se demandant combien de temps ils mettraient pour rejoindre leur destination.

                Ils s'arrêtèrent vers midi, à l'ombre d'un groupement d'arbres et Lyov en profita pour allumer l'ordinateur portable que lui avait transporté George. Agathe le vit pianoter frénétiquement pendant de longues minutes. Lorsqu'il releva finalement la tête, c'était pour leur annoncer une bonne nouvelle :

                -Pour l'instant, il semblerait qu'aucun système de surveillance ne nous ait repérés. C'est surtout le sud du pays qui est espionné, la frontière maritime semble avoir été, momentanément au moins, délaissée.

                -Voilà qui est parfait, se réjouit George. Mais qu'en est-il de l'intérieur des terres ? Quels sont les risques ?

                -Je ne sais pas, avoua l'informaticien. Je pense que le pays entier est surveillé mais je ne suis sûr de rien. Par mesure de précaution, je vais tenter de masquer notre position. Puis-je avoir la balise ?

                -Pour quoi faire ? demanda Michael, méfiant.

                -Je vais y ajouter un système pour brouiller les ondes dans un rayon de plusieurs centaines de mètres autour de nous. Puisque nous sommes en pleine campagne, cela suffira. Je pourrais l'élargir si besoin est.

                -Tu es sûr de ton coup ? l'interrogea Agathe tandis que Lyov s'emparait de la balise et s'employait à la démonter.

                -Non, mais qui ne tente rien n'a rien, répliqua-t-il.

                -Mais tu risques de la rendre inutilisable, s'effraya l'Allemande.

                -Je plaisante, Lena, la rassura-t-il. Je sais ce que je fais. J'ai réussi à m'évader de prison avec un tel système. Il rendait les caméras de vidéosurveillance inutilisables sur mon passage.

                L'informaticien raccorda la balise à son ordinateur grâce à un câble. Il n'appuya que sur deux touches, attendit quelques instants puis déconnecta les deux appareils.

                -Voilà qui est fait, se félicita-t-il. Le logiciel étant déjà créé, je n’avais qu'à le télécharger. A présent, nous ne risquons plus rien ou presque. Il nous faudra tout de même éviter au maximum les habitations car d'une part les Coréens pourraient nous repérer et d'autre part le logiciel étant conçu pour brouiller tout type d'ondes, il rendra inutilisable n'importe quel téléphone, téléviseur ou radio se trouvant à proximité. Je vous laisse imaginer le scénario.

                -Les autorités n'auraient qu'à suivre point par point les zones où de telles pannes seraient signalées pour nous trouver, explicita George. Très bien, nous avons assez perdu de temps. Nous devons impérativement nous remettre en route. Penses-tu pouvoir marcher Lyov ?

                -Sans problème, répondit celui-ci en se levant.

                L'ordinateur fut rangé, la balise remise à George et le groupe reprit sa marche au travers de la campagne coréenne. Le temps était frais. Agathe avait enfilé son pull et elle n'était pas la seule, Lena et Lyov avaient eux aussi revêtu un vêtement plus épais. Il faut dire qu'en Corée du Nord, les températures d'un mois d'avril n’excèdent pas les 15°C. Agathe se souvenait avoir lu quelque part qu'il ne faisait pas souvent chaud dans cette partie du monde mais ce détail lui avait échappé lorsqu'elle avait préparé ses affaires. Fort heureusement, les Russes, à Vladivostok, leur avait fournit couvertures et sacs de couchage. Elle les remercia en silence. 

                Au bout d'un moment, George arrêta d'un geste la progression du groupe. Ils se trouvaient sur une petite butte au pied de laquelle des champs cultivés se déroulaient sur plusieurs hectares. Un chemin de terre passait près de là et longeait les terrains. Quelques arbres poussaient à proximité protégeant des habitations de leur ombre. Des hommes s'affairaient autour des cultures et ne semblaient pas avoir remarqué leurs visiteurs. Ces derniers restèrent sur place un moment, muets face à ce spectacle qui, pourtant loin de les surprendre, les emplissait d'effroi. Ce fut finalement Michael qui prit l'initiative de se coucher à plat ventre pour ne pas se faire repérer. Les quatre autres l’imitèrent mais il s'en était fallut de peu pour que les paysans ne les aperçoivent pas.

                -Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? murmura Agathe, brisant ainsi le silence. S'ils nous voient, nous sommes morts.

                -Il n'y a pas beaucoup d'arbres, évalua Michael. Il nous faudra marcher à découvert sur de grandes distances. Autant dire que nous n'avons aucune chance de passer inaperçus. Surtout que les paysans sont nombreux, il suffit qu'un seul nous remarque et c'est terminé.

                -Ne sommes-nous pas armés ? rappela Lena.

                -Nous le sommes en effet, confirma Livingstone, mais il est hors de question d'ouvrir le feu sur des innocents qui ne s’en sont pas prit à nous.

                -Alors tirons en l'air pour les impressionner, suggéra Agathe.

                -Ce n'est pas une bonne idée, refusa à nouveau George, s'ils ont des armes et qu'ils répliquent, du sang sera versé et c'est bien la dernière chose que je souhaite.

                -Je suis tout à fait d'accord, l'appuya Turner. Nous devons trouver une autre solution.

                -Pour l'instant je n'en voit aucune, grommela Lena.

                -Nous pourrions les contourner, proposa Agathe.

                -Pourquoi pas, réfléchit Livingstone. Cela me paraît faisable.

                -Non, répondit fermement Michael. Nous ne pouvons pas nous permettre de rallonger la route, cela serait compliqué pour Lyov et sa jambe.

                -En parlant de lui, intervint Lena en se tournant vers l'informaticien. Tu ne dis rien. Tu n'as pas une idée à nous proposer ? Tout avis est bon à prendre.

                -Je me disais justement que nous pouvions voler une voiture, indiqua Ivannovsky le plus sérieusement du monde.

                -Une voiture ? répéta Michael, incrédule. Comment ça, voler une voiture ?

                -Eh bien, exposa le jeune Russe en repositionnant ses lunettes sur son nez, nous en avons une.

                Il leur désigna un véhicule de type tout terrain, garé à une centaine de mètres de leur position actuelle.

                -Il ne reste plus qu'à la voler, termina-t-il avec naturel.

                -Et comment tu t'y prends, le génie ? l'interrogea ironiquement l'Américain.

                -Nous allons utiliser une de mes inventions. Agathe, peux-tu sortir ma trousse de ton sac, s'il te plaît ?

                Curieuse, la jeune femme s'exécuta et lui tendit la pochette en tissu. Lyov en sortit fièrement un petit boîtier équipé d'un bouton.

                -Ceci est un passe-partout, expliqua-t-il. Regardez, sur le côté, il y a une petite pointe. il suffit de la poser à l'entrée de la serrure à forcer, d'appuyer sur le bouton et d'attendre. En quelques secondes, un logiciel modélise la clé à utiliser. La pointe s'enfonce alors dans la serrure. Il n'y a plus qu'à tourner pour ouvrir la porte !

                -Cela fonctionne vraiment ? s'étonna Lena.

                -Evidemment ! s'exclama l'informaticien, triomphant.

                -Tu as dit qu'il fallait attendre quelques secondes, intervint George. Combien ?

                -Tout dépend de la serrure. Pour une voiture, je dirais de trois à cinq secondes. Dix au total, puisqu'il faut compter le temps mis pour ouvrir la portière et celui utilisé pour mettre le contact.

                -Très bien, acquiesça l'Anglais. J'ai une idée. Voilà ce que nous allons faire.

                Il leur exposa son plan en quelques phrases. C'était risqué mais, en jouant sur l'effet de surprise, ils pouvaient espérer réussir. Sur les ordres de l'espion, Agathe et Lena s'armèrent de pistolets par mesure de précaution tandis que Michael se préparait à prendre Lyov, qui ne pouvait pas courir, dans ses bras.

                -Surtout restez à couvert jusqu'au dernier moment, recommanda George. Tout le monde est prêt ?

                Les quatre autres opinèrent.

                -Fais attention à toi, murmura Lena à l'attention de Livingstone.

                Mais ce dernier ne l'écoutait pas. Armé du boîtier de Lyov, il attendit que le soleil sorte de derrière les nuages. Il profita du contre-jour pour courir se cacher derrière un arbre, à flanc de colline. Avec rapidité, il progressa ensuite vers un bosquet, en bas de la pente. Il chercha du regard les deux arbres qu'il avait repérés précédemment et se glissa derrière eux sans qu'aucun paysan ne le remarque. Il se trouvait à présent à une cinquantaine de mètres de la voiture qui était garée près du chemin de terre. George savait qu'il n'avait plus aucune cachette à sa disposition. Jusqu'à présent, il avait tenté de rester discret. Il devait dès lors changer de stratégie et passer à la phase deux de son plan : l'effet de surprise. 

                Il sortit brusquement de l'ombre en hurlant comme un forcené et courut vers le véhicule. Les hommes, qui ne l’avaient pas vu venir, crièrent à leur tour. Il se reprirent bien vite en voyant l'Européen s'élancer, seul, vers la jeep. Incrédules, ils demeurèrent immobiles un instant, ce qui permit à George d'atteindre la voiture et de poser le passe-partout sur la serrure. Alors seulement, trois d'entre eux, se décidèrent à s'avancer vers l'inconnu. Il n'en fallut pas d'avantage à Agathe et Lena pour ouvrir le feu. Elles visèrent le ciel, car leur intention était simplement de les effrayer, afin de laisser à George les dix précieuses secondes dont il avait besoin pour démarrer le véhicule. Effrayés, plusieurs paysans se couchèrent sur le sol. George monta dans la voiture. Agathe vit un homme courir vers une habitation. Elle tira plusieurs balles en direction de la bâtisse. George mit le contact. La jeep démarra dans un vrombissement. Il la dirigea vers la butte où se cachaient ses camarades. Ces derniers dévalèrent la pente en courant. L'Anglais arrêta le véhicule à quelques mètres d'eux. L'homme ressortit de la maison un fusil à la main. Il visa les cinq compagnons. Michael fit monter Lyov dans la voiture. Agathe tirait sur le sol pour effrayer les paysans. Une balle du coréen se figea dans la carrosserie. Lena mit l'homme en joue.  Michael sauta dans le véhicule. L'homme tira à nouveau. Le projectile traversa une vitre. Agathe monta à l'avant. Lena tira. L'homme tomba. Elle prit place dans la voiture. Celle-ci démarra en trombe.

                Sans perdre de temps, la jeep partit en direction de l'ouest. A son bord, la tension n'était pas tout à fait retombée. Sans quitter la route du regard, George demanda à ses camarades s'ils étaient blessés. Tous répondirent négativement. Les paysans disparurent à l'horizon. Après un court silence où chacun cherchait à reprendre son souffle, Lyov s'exclama :

                -On a réussi !

                -Oui, bravo à tous, les félicita George. Tout s'est passé selon le plan.

                -Bravo à toi, répondit Agathe. Ce que tu as fait était risqué mais tu t'en es brillamment sorti.

                -Merci.

                -Il semble que nous formions une bonne équipe, s'écria Michael.

                -Je suis tout à fait d'accord, approuva l'informaticien, et ...

                Il s'interrompit car il venait de voir Lena. Elle paraissait consternée. Silencieuse, elle regardait le pistolet qu'elle avait utilisé. 

                -Que se passe-t-il, Lena ? lui demanda Lyov.

                Comme l'Allemande ne répondait pas, George décida de le faire à sa place :

                -Elle a tué quelqu'un de sang froid pour la première fois, c'est pour cela qu'elle est bouleversée. Tu as fais ce qu'il fallait, Lena. S'il n'avait pas était abattu, il aurait continué à tirer et l'un de nous serait mort à l'heure qu'il est.

                -On avait dit qu'on ne verserait pas de sang, sanglota Lena. Le pauvre ne cherchait qu'à se défendre.

                -Nous aussi nous nous défendions, intervint Michael d'une voix douce. C'était ou lui ou nous.

                -Je le sais bien mais... j'ai tué quelqu'un, hoqueta-t-elle.

                -George, demanda Agathe, arrête la voiture. Michael, soit gentil, passe devant à ma place, s'il te plaît.

                -Oui, bien sûr, accepta l'Américain.

                Livingstone stoppa la jeep. La journaliste et le militaire échangèrent rapidement leur place. Agathe entoura de ses bras les épaules de Lena et, tandis que la voiture redémarrait, elle lui chuchota quelques mots réconfortants. Elle lui parla de son fils et tenta de la convaincre qu'elle avait fait cela pour lui et qu'il aurait été très malheureux si sa maman avait été tuée. Elle évoqua ensuite les enfants de Michael et la fratrie de Lyov. Eux aussi ne se seraient pas remis de la perte de leur père ou de leur frère. Peu à peu, elle parvint à calmer la mère de famille. Elle avait aussi éloigné l'arme afin de l'aider à oublier l'horreur de ce qui s'était produit. Pendant longtemps, les deux femmes parlèrent du petit Siegfried et Lena finit par retrouver un semblant de sourire.

                De son côté, Lyov pianotait fiévreusement sur le clavier de son ordinateur. Il avait relevé le numéro d'immatriculation de leur voiture et n'avait qu'une idée en tête : effacer tout les éléments qui pourrait relier le véhicule à son propriétaire. Ainsi, lorsque celui-ci signalerait le vol, on lui répondrait qu'il mentait, que la jeep n'avait pu être dérobée et ce pour une raison bien simple : elle n'avait jamais existée. Si l'informaticien réussissait, les cinq compagnons pourraient conserver leur véhicule jusqu'à la fin de leur mission, ce qui pouvait leur être utile.

                En fin de journée, la petite troupe s'arrêta près d'un lac, dans une forêt. Michael fit le tour de la petite étendue d'eau à pied, afin de s'assurer que personne ne vivait par ici. Alors seulement, les quatre autres descendirent du véhicule. Sur les ordres du militaire, ils installèrent leur sac de couchage en rond. Au centre, ils posèrent leurs affaires. Il était hors de question de faire du feu car cela aurait pu attirer l'attention des personnes pouvant se trouver dans les environs.

                Tous profitèrent de la quiétude de l'endroit et de ce moment de répit pour se laver dans les eaux du lac. Lorsque Agathe, qui s'était éloignée du petit campement, revint, elle y trouva Lyov et Michael en pleine conversation. Lorsqu'elle arriva à leur hauteur, ils riaient.

                -Vous m'avez l'air de bien vous entendre, finalement, remarqua-t-elle en s'asseyant avec eux.

                -Il faut bien que l'on se chamaille un peu, expliqua l'Américain.

                -Oui, tout à fait, renchérit le Russe. Cela permet de se détendre.

                -Dans ce cas tant mieux, fit mine de se réjouir Agathe, qui n'y croyait pourtant pas trop.

                Michael lui semblait en effet d'assez mauvaise foi. Elle l'avait entendu dire à Vladivostok qu'il n'avait pas confiance en Lyov, et elle doutait fort que d'un seul coup, Michael se soit lié d'amitié avec quelqu'un qu'il estimait si peu. Après tout, je ne le connais pas très bien, pensa-t-elle, il a peut-être bel et bien changé d'avis sur le compte de Lyov. Le jeune Russe quant à lui semblait n'éprouver aucune rancune particulière vis à vis de son camarade. Mais là encore, je ne le connaîs pas assez pour affirmer quoi que ce soit.

                La voix furieuse de Lena leur parvint tout à coup :

                -Je n'ai pas besoin de tes conseils, George, laisse-moi tranquille !

                -Lena, s'il te plaît, écoute-moi, supplia l'Anglais d'une voix douce.

                -Non, je ne veux pas !

                Lena passa devant les trois autres et courut se réfugier derrière la voiture, George sur ses talons.

        -Que leur arrive-t-il à ces deux-là ? s'étonna Michael en fronçant les sourcils. Pourquoi Lena s'énerve-t-elle ?

                -Je n'en ai pas la moindre idée, répondit Agathe.

                -Si vous voulez mon avis, intervint Lyov, George a dû faire quelque chose qu'il ne fallait pas.

                -On s'en doutait un peu, répliqua Turner. Reste à savoir quoi.

                L'Anglais rejoignait justement les trois compagnons. Il s'assit avec eux.

                -Que se passe-t-il ? demanda Lyov.

                -J'ai voulu consoler Lena, avoua George. A propos de ce qui s'est passé tout à l'heure. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle le prenne aussi mal.

                En disant cela, il se frotta la joue du plat de la main, comme si celle-ci était douloureuse.

                -Ne me dit pas qu'elle t'a ...

                Michael ne termina pas sa phrase. Un sourire flottait sur ses lèvres. Il attendit que George s'explique.

                -Oui, confirma-t-il. Elle m'a giflé, et pourtant je n'ai fait que lui parler.

                Il ne fallut pas plus à l'Américain pour éclater de rire. En pleurant de joie, il hoqueta :

                -Tu es décidément beaucoup moins doué que l'autre espion avec les femmes.

                Agathe comprit qu'il faisait référence au personnage de fiction avec lequel elle avait elle aussi comparé George.

                -Inutile de te moquer. Je ne sais même pas pourquoi elle a fait ça.

                -Parce que tu es venu lui rappeler cet évènement alors qu'elle commençait enfin à l'oublier, expliqua Agathe. C'est normal qu'elle soit furieuse. Bon, je vais la chercher. Mais je vous préviens, ne faites aucune allusion à ce qui s'est passé aujourd'hui, c'est compris ? Elle aime parler de son fils, donc si vous voulez, vous pouvez parler d'enfants, ça la mettra de bonne humeur.

                Sur ce, la journaliste partit chercher Lena. Elle n'eut pas trop de mal à la faire revenir dans le groupe. Tous les cinq mangèrent avec appétit une partie des provisions qu'ils avaient à leur disposition et discutèrent joyeusement. Ils se couchèrent dès que la nuit devint trop profonde car ils ne voulaient pas allumer de lampe. De plus, se coucher tôt, il devait être entre 20h00 et 21h00, leur permettrait de partir tôt.

                Le silence était depuis longtemps tombé sur le campement mais Agathe doutait que les autres aient réussi à s'endormir aussi rapidement. Elle-même ne parvenait pas à trouver le sommeil. Elle faisait tourner son bracelet autour de son poignet. Guillaume lui en avait fait cadeau pour les fêtes de Noël mais elle ne l'avait pas accepté tout de suite.

                Le 31 décembre, Agathe se rendit en taxi dans les Yvelines. Elle faisait en effet partie des personnes conviées par Henry Lantier à la réception qu'il donnait dans sa propriété en cette nuit de la Saint Sylvestre. Elle consulta sa montre. Il était 21h30. Elle était invitée à 22h00 mais elle serait visiblement en avance.

                Elle passa en revue ses affaires. Elle n'avait rien oublié. Dans son grand sac qui resterait à l'entrée avec sa veste, elle avait glissé deux cadeaux de Noël qu'elle avait l'intention d'offrir discrètement à Guillaume Avignant car elle savait qu'il était invité. L'un des deux paquets était un livre sur l’histoire de France que le comédien avait avoué connaître très mal. C'est avec humour qu'Agathe avait décidé de le lui offrir car elle ne savait pas vraiment ce qui aurait pu lui faire plaisir. Et de toute façon, son budget pour les cadeaux ne lui permettait pas d'acheter des choses extravagantes. Quant au dernier  paquet, il s'agissait d'un os à ronger pour Chantilly, le caniche de Guillaume. Agathe aimait offrir un cadeau de Noël aux animaux de compagnie qu'elle connaissait car cela faisait toujours sourire leur propriétaire.

                Comme ils approchaient de la propriété de Lantier, Agathe demanda au conducteur de la déposer discrètement à l'arrière de celle-ci car elle voulait à tout prix éviter les photographes qui, elle en était certaine, attendaient, cachés près de l'entrée. Etant elle-même journaliste, elle craignait de croiser un collègue car aucun d'entre eux ne savait qu'elle était invitée. Elle était la seule du métier à pouvoir entrer. Henry lui avait fait promettre de ne pas écrire d'article sur  ce qu'elle verrait ou entendrait là-bas car c'était une réception entre amis et les invités apprécieraient de passer la soirée sans avoir à craindre de se retrouver à la une de magazines le 2 janvier.

                Tandis que la voiture ralentissait, Agathe se rendit compte qu'elle était angoissée. Elle ne s'était jamais rendue dans ce genre de soirée et le fait d'y aller seule ne la rassurait guère. Elle craignit soudain que sa tenue ne soit pas assez élégante. Elle avait pourtant loué une robe de marque dans une boutique spécialisée car elle n'aurait jamais pu se l'acheter. Elle régla la course et sortit du véhicule. Il faisait très froid en cette nuit d'hiver et Agathe serra son foulard autour de son cou. Elle observa un instant la demeure. Construite récemment par un grand architecte, elle reflétait tout à fait le milieu social aisé du propriétaire. Agathe repéra des rideaux roses fermés sur l'une des fenêtres de l'étage et en déduisit qu'il s'agissait de la chambre de la petite Sophie. Comme cette dernière était âgée de quelques mois seulement, Agathe se doutait qu'elle ne se trouvait pas dans la propriété en ce moment mais plutôt chez une nourrice. Des murmures parvinrent alors aux oreilles de la jeune femme, lui signalant la présence des journalistes de l'autre côté de la bâtisse. Elle décida donc de ne pas s'attarder dehors et se dirigea vers la porte qui lui avait été indiquée par Henry, afin qu'elle puisse éviter les photographes. 

                Elle sonna et ne tarda pas à entendre des bruits de pas se rapprocher de la porte. Cette dernière s'ouvrit finalement sur Charlotte Lantier, l'épouse de Henry. Agathe fut soulagée de voir que la robe de soirée de la jeune mère de famille s'accordait parfaitement avec sa propre tenue par son style sobre et pourtant distingué.

                -Vous devez être Mlle Rousseau ? Entrez, je vous en prie, l'invita-t-elle lorsque Agathe acquiesça. 

                -Ravie de vous rencontrer, répondit poliment la jeune femme en guise de salutation.

                -Agathe, ma chérie ! s'exclama soudain la voix de l'excentrique Jacob dans le couloir. Comme je suis heureuse que tu sois venue. Tu es seule ?

                -Bonsoir Michèle, répondit Agathe. Il n'y a personne avec moi. Pourquoi, aurais-je dû venir accompagnée ?

        -Alors tu es venue seule ? insista Michèle, consternée. Tu as pris un taxi je suppose ? Il faudra vraiment que je demande à Guillaume pourquoi il n'a pas eu la décence de t'inviter à venir avec lui.

                -Il me la proposé, rassure-toi, la tempéra la jeune femme. J'ai refusé. A cause des journalistes. Si j'étais venue avec lui, nous nous serions retrouvés à la une de tous les magazines people. Et je ne pouvais vraiment pas lui demander de passer par là avec moi car ces même journalistes auraient pensé qu'il n'était pas venu, ce qui aurait fait scandale puisque tout le monde connaît l'amitié qui le lie à Henry.

                -Je comprends ton point de vue, affirma Michèle. Mais tu sais, il ne faut pas avoir peur des photographes, ils ne sont pas méchants.

                -Non, c'est vrai, s'amusa Agathe, mais ce sont mes collègues.

                -Allez, venez, les interrompit Mme Lantier, allons déposer vos affaires dans le vestibule.

        La jeune femme suivit ses aînées et découvrit la décoration moderne de la demeure. Elle voyait mal le sérieux Henry vivre au milieu d'un mobilier aussi avant-gardiste car elle avait toujours pensé qu'il aimait les meubles de style Empire et elle l'imaginait sans difficulté s'asseoir dans un siège massif aux pieds de bois se terminant par des griffes de lion. Elle aurait volontiers rit de sa bêtise mais ne se le permit pas, de peur de froisser Mme Lantier.

                Une fois que la veste et le sac d'Agathe furent rangés dans l'imposant vestibule, Michèle prit la parole :

                -Comme tu le vois, Agathe, les invités ne sont pas encore arrivés. Nous étions en train de terminer le buffet. Cela t'ennuierait-il de nous aider ?

                -Non, pas du tout, accepta la jeune femme, heureuse de pouvoir rendre service.

                -Merci, sourit Mme Lantier. Avec une personne en plus, nous aurons plus vite terminé.

                Les trois femmes traversèrent le grand salon où une longue table avait été disposée pour accueillir tous les plats, et se dirigèrent vers la cuisine.

                -Trois des quatre cuisiniers sont partis il y a une heure, expliqua Charlotte. Henry a accepté qu’ils rejoignent leur famille et leurs amis pour fêter le nouvel an. Seul le chef est resté. Je ne peux pas le laisser terminer les préparations seul, le pauvre n'aura jamais fini à temps. Nous avons bien sûr des serveurs, six au total, mais ils ont été bloqués dans le trafic parisien et n'arriveront qu'au dernier moment, je le crains.

                Agathe aida donc Michèle, Charlotte et le chef. Lorsque les serveurs arrivèrent, une demi-heure plus tard, ils étaient venus à bout de la quasi-totalité des préparations. Les invités avaient commencé à affluer, obligeant les serveurs à se hâter. En quelques minutes, les six jeunes gens avaient revêtu une chemise blanche et un pantalon noir, tous deux fraîchement repassés. Ils commencèrent rapidement à servir les amuse-bouches et les boissons. Les trois femmes purent enfin souffler.

                -Je suis vraiment désolée d'avoir dû ainsi abuser de votre gentillesse, s'excusa Charlotte.

                -Il n'y a pas de mal, voyons, lui assura Michèle avant d'ajouter sur le ton de la fausse modestie : sans nous, la soirée aurait été beaucoup moins réussie, n'est-ce pas, Agathe ?

                Cette dernière ne sut pas quoi répondre. Charlotte la sortit de l'embarras en annonçant :

                -Et si nous rejoignions les invités ? Je ne serais pas une bonne maîtresse de maison, si je n'allais pas les saluer.

                Sur ces mots, elle se dirigea vers le salon ; l'actrice et la journaliste lui emboîtèrent le pas. Il régnait dans la grande pièce une ambiance festive et un joyeux brouhaha où se mêlait voix et conversations ; rires cristallins de femmes, timbres graves et chaleureux d'hommes emplissaient l'air.

                Agathe, comme à son habitude, examina tout ce qui l'entourait, avide d'en mémoriser les moindres détails. Elle observa en priorité les robes des invitées et constata avec un soulagement certain, que bien peu d'entre elles semblaient être des modèles uniques créés par les plus grands coutiriers, et que la majorité avait été achetée dans des boutiques de luxe. La tenue d'Agathe pouvait  tout à fait avoir la même prétention et la jeune femme en était rassurée. Pour l'instant personne ne semblait l'avoir remarquer, preuve qu'elle se fondait dans la masse et cela lui allait très bien. 

                Michèle la tira de ses pensées en lui offrant un verre de champagne qu'elle accepta sans vraiment réfléchir. N'aimant pas du tout cette boisson, elle n'y trempa pas les lèvres, se contentant de garder la flûte dans sa main. Michèle et elle avait depuis longtemps perdu de vue Mme Lantier qui saluait chaque groupe de personnes qu'elle rencontrait. De son côté, l'actrice décida de présenter à la jeune femme tous les convives qu'elle disait connaître, à savoir la totalité. Pendant longtemps, Agathe échangea quelques mots de politesse avec tout ceux que Michèle lui nommait. Certains convives avec qui Jacob conversait semblaient n'avoir jamais rencontré la grande actrice et pourtant ils riaient avec elle comme s'ils se connaissaient depuis les bancs de l'école. La journaliste parvint rapidement à la conclusion que le monde des célébrités ne différait en rien de celui des politiques : même amitié feinte, même hypocrisie niée. Elle décida qu'elle n'aimait pas cela. Au cours de la soirée, elle rencontra avec soulagement Thomas Robson, que Guillaume lui avait présenté, et avec qui elle eut une longue conversation, ce qui lui permit un moment d'être naturelle et de parler franchement sans craindre de croiser les regards hautains de toutes ces célébrités inconnues.

                Vers 23h00, elle commençait à trouver le temps long et désespérait de ne plus voir la fin de cette soirée. Michèle l'avait abandonnée pendant qu'elle discutait avec Thomas. Elle était donc seule au milieu de tous ces gens, en n'ayant toujours pas croisé Guillaume. Elle commençait à croire qu'il n'était pas venu, et envisageait d'appeler un taxi afin de rentrer discrètement chez elle lorsqu'elle le vit enfin.

                Appuyé contre le mur, il lui tournait le dos et écoutait parler une jeune femme qu'Agathe reconnut comme étant la fille d'un célèbre chanteur. Les épaules tombantes de Guillaume traduisaient l'air las que son visage devait arborer, comme s'il ne supportait plus la présence de son interlocutrice. Cela surprit la journaliste qui savait qu’Avignant était d’un naturel enjoué. Curieuse, elle voulut connaître la raison de ce comportement et s'approcha, se plaçant derrière lui, afin qu'il ne puisse pas la voir mais qu'elle entende tout de même la conversation.

                -Non mais tu te rends comptes ? disait justement la jeune femme. Le producteur me proposait le poste d'animatrice parce que je suis la fille de mon père ! Il me jugeait sur mon nom plutôt que sur mes compétences ! Alors je me suis énervé parce que je voulais être reconnu pour mon talent, tu comprends ? Alors le producteur m'a dit qu'il aimait ma force de caractère et il m'a demandé si j’acceptais le poste d'animatrice de son émission. J'ai dit oui, bien sûr !

                -Oui, évidemment, soupira Avignant, faisant pouffer Agathe qui comprenait mieux pourquoi il semblait aussi fatigué. Son attitude est tout à fait scandaleuse, tu as bien fait de t'énerver.

                Il n'y avait aucune conviction dans sa voix, comme s'il appuyait les dires de la jeune femme par politesse. Agathe eut pitié de lui. Il semblait ne pas avoir le courage de la laisser seule même si l'envie n'avait pas l'air de lui manquer. La journaliste regarda autour d'elle et comprit ce qui retenait Guillaume. A quelques mètres de là, se trouvait un fringant sexagénaire qui discutait avec Henry Lantier tout en observant sa fille du coin de l'œil. Le regard glacial du chanteur était donc à l'origine de l'attitude d'Avignant. Comme un enfant que l'on surveille après qu'il ait fait une bêtise, il n'osait pas bouger. 

                Agathe décida d'intervenir. Elle passa devant Guillaume, afin d'être sûre qu'il la remarque, puis elle fit un détour dans la foule avec l'intention d'aborder le chanteur par derrière afin qu'il se retourne. Arrivée à sa hauteur, Agathe se rendit compte qu'elle ne savait absolument pas quoi lui dire. Elle avisa Lantier, avec qui l'homme discutait toujours et s'adressa à lui :

                -Henry ! Quel plaisir de vous voir ! Nous ne nous étions pas encore croisés aujourd'hui. Comment allez-vous ?

                -Très bien, je vous remercie. La soirée est-elle à votre goût ? lui répondit-il aimablement.

                -Tout à fait, acquiesça-t-elle puis, regardant le chanteur qui fixait toujours sa fille, elle ajouta : vous ne me présentez pas ?

                -Si, bien sûr, accepta-t-il. Jacques, voici Agathe Rousseau, journaliste politique. Agathe, vous connaissez sûrement Jacques Victor, de réputation au moins.

                -Je suis absolument ravie de faire votre connaissance, M. Victor, s'exclama Agathe qui était heureuse que le chanteur détourne enfin son regard de sa fille. Je connais effectivement votre musique, du très bon rock'n roll, cela va s'en dire.

                -Je vous remercie, répondit-il de cette voix grave qu'Agathe ne supportait pas. Journaliste, c'est bien cela ? Ne seriez-vous pas en train de préparer un article sur cette soirée ?

                -Non, je suis ici pour fêter le 31 décembre, certainement pas pour travailler. Et puis, je ne m'intéresse qu'aux hommes politiques, vous savez.

                -Tant mieux, se réjouit-il.

                Il allait se tourner à nouveau vers sa fille mais, d'un rapide coup d'œil vers elle, Agathe s'aperçut que Guillaume tentait de lui trouver un nouvel auditeur et la tâche s'avérait plus longue que prévue. Michèle, pensa-t-elle, il faut qu'il la présente à Michèle. Elle attrapa sans réfléchir le bras de Jacques Victor, l'empêchant de se détourner et lui demanda :

                -Dites-moi, préparez-vous un nouvel album, en ce moment ?

                -Pas du tout, répondit-il avec une étincelle de plaisir dans les yeux. Je suis en pleine tournée. Je pars demain à Bordeaux, dans deux jours je suis à Nantes, puis j'irais à Brest.

                Comme sa fille, le chanteur aimait parler de lui. Agathe en profita :

                -Trois villes près de l'Atlantique. L'océan vous inspire ?

                -J'ai grandi en Aquitaine, j'habitais à deux pas de la plage. Cet océan représente mon enfance, alors oui, j'y puise mon inspiration et je privilégie cette côte pour mes concerts.

                 -Quand prendra fin la tournée ?

                -En mars, à l'Olympia. Ce sera fantastique. Ce n'est pas la première fois que je monte sur cette scène mais elle m'impressionne toujours.

                Ce disant, il avait tourné la tête vers sa fille qui discutait à présent avec Michèle Jacob. Soulagée, Agathe décida de mettre un terme à la conversation :

                -Je suis heureuse d'avoir pu vous rencontrer, M. Victor.

                -Tout le plaisir est pour moi.

                -Henry, le salua la jeune femme avant de s'éloigner.

                Elle croisa immédiatement le regard de Guillaume qui lui souriait et se dirigea vers lui. Le comédien attendit qu'elle soit près de lui pour soupirer avec reconnaissance :

                -Merci beaucoup, je ne savais plus quoi faire.

                -C'est bien ce qu'il me semblait, répondit Agathe, amusée. Depuis combien de temps étiez-vous ainsi pris au piège ?

                -Très longtemps. Victor m'a présenté sa fille puis nous a quitté pendant qu'elle me racontait sa vie. Croyez-moi, c'est la première et dernière fois que je me retrouve en tête-à-tête avec elle. Il est absolument hors de question que cela se reproduise.

                -Je vois que vous l'avez présentée à Michèle. A votre place, j'aurais fais la même chose.

                -Michèle est la seule personne qui puisse supporter des gens aussi bavards et égocentriques que Mlle Victor. Je ne sais vraiment pas comment elle s’y prend, ajouta-t-il avec un brin d’ironie.

                Agathe se contenta de sourire à cette critique à peine déguisée : il est vrai que Mme Jacob était elle-même bavarde et égocentrique.

                -A part ça, avez-vous fait des rencontres intéressantes depuis le début de la soirée ? lui demanda-t-il.

                -Des rencontres, oui, intéressantes, je n'irais pas jusque là, ou alors  d'un point de vue strictement professionnel. En tout cas, j'ai appris  beaucoup de choses depuis que je suis ici.

                -Que voulez-vous dire par là ?

                -Premièrement, commença Agathe en vérifiant autour d'elle que personne  ne l'écoutait, les gens qui sont ici, sauf exception, ne s'intéressent  qu'à leur carrière et ne posent des questions aux autres sur la leur que  dans l'espoir que l'interrogation leur soit retournée. Ensuite, ils  sont tous hypocrites et font semblant de s'apprécier pour pouvoir mieux  ensuite se critiquer. Vraiment, c'est la dernière fois que  j'accepte de venir à ce genre de soirée. Ou alors, je viendrais avec un  collègue paparazzi, ce serait nettement plus drôle.

                -Cela dépend pour qui, fit remarquer Guillaume. En tout cas, je trouve  que le comportement des gens qui sont ici ne diffère pas vraiment de  celui des hommes politiques que vous côtoyez.

                -Tiens, je me suis fait exactement la même remarque, nota Agathe.

                -Nous sommes décidemment fait pour nous entendre, s'amusa Guillaume  puis, avisant la coupe de champagne de la jeune femme : je croyais que  vous n'aimiez pas l'alcool.

                -Je déteste cela mais je ne voulais pas agir différemment des autres convives.

                -N'importe quoi, soupira Guillaume en levant les yeux au ciel. Donc, vous n'avez rien bu depuis le début de la soirée ?

                -Non, avoua piteusement Agathe.

                -Allez venez, lui dit-il en la conduisant vers le buffet. Nous allons arranger ça.

                Il prit la coupe de la journaliste et la posa sur la table. Son regard  parcourut la table à la recherche d'une autre boisson. Il mit un moment  avant de repérer l'eau gazeuse.

                -Que dites-vous de cela ? proposa-t-il à Agathe. Je crains qu'il n'y ait plus rien d'autre.

                -Cela me convient tout à fait, merci, accepta-t-elle en prenant le verre qu'il lui tendait.

                Agathe avala un peu de liquide pétillant en fermant les yeux. Elle  commençait en effet à avoir soif. Elle interrogea ensuite Avignant :

                -Que peut-on vous souhaiter pour la nouvelle année ?

                -Pouvoir vous tutoyer, répondit-il immédiatement. Nous nous connaissons, je pense depuis suffisamment longtemps pour cesser de nous vouvoyer, qu'en pensez-vous ?

                -Ce serait avec plaisir, sourit-elle. A partir de minuit ?

                -D'accord, approuva-t-il. Santé !

                -Santé ! répondit-elle en faisant tinter son verre contre celui de Guillaume.

                Ils burent chacun une gorgée. Puis, en indiquant le vestibule d'un geste de la main, l'acteur lui dit :

                -J'ai quelque chose pour vous.

                -Cela tombe bien, moi aussi, répondit Agathe en pensant aux cadeaux de Noël.

                Ils se dirigèrent ensemble vers l'entrée. Michèle Jacob fut la seule à  le remarquer. Agathe chercha son manteau dans le dressing et trouva son sac à main au pied de celui-ci. Elle en retira le premier paquet,  qu'elle reconnut à sa forme comme étant le livre. Se redressant, elle se  tourna vers Guillaume qui était lui même penché sur ses affaires. Il  revint finalement vers elle.

                 -Joyeux Noël, dit-elle avec un sourire en lui tendant le paquet.

                -Merci, joyeux Noël à vous aussi, répondit-il en lui présentant une boîte assez petite.

                A la plus grande stupeur d'Agathe, il ajouta :

                -Il m'a semblé qu'il vous plaisait.

                Elle avait deviné ce qui se trouvait dans le coffret. D'une main  tremblante, elle le saisit tandis que lui prenait le paquet qu'elle lui  tendait toujours.

                A cet instant, Michèle fit son entrée dans la pièce. Avisant ses deux amis, elle les informa :

                -Venez vite, le décompte pour la nouvelle année va commencer.

                -Nous arrivons, acquiesça Avignant en rangeant le paquet dans ses affaires. Merci de nous avoir prévenu.

                -Pas de quoi. Dépêchez-vous, les pressa-t-elle.

                Agathe se vit ranger la boîte dans son sac et suivre les deux acteurs  dans le salon. La stupeur qui l'avait frappée, elle la devait à la  marque qu'elle avait vue, inscrite sur le présent que lui avait fait  Guillaume. Il s'agissait du nom d'une grande bijouterie devant laquelle  Avignant et elle étaient passés, un soir, en sortant d'un restaurant.  Sans aucune arrière pensée, la jeune femme s'était arrêtée devant la  vitrine pour regarder les différents bijoux exposés. C'est alors qu'elle  avait vu un bracelet composé de deux boucles en argent reliées entre  elles par plusieurs dizaines de petites pierres colorées.

                -Dix, dirent en coeur les convives.

                "Il est magnifique" avait-elle murmuré. Si Guillaume n'avait pas oublié cette petite phrase qui lui avait échappée, Agathe se souvenait quant à elle très bien du prix à trois chiffres affiché sur la petite plaque qui accompagnait le bijou.

                -Neuf !

                Agathe se posait mille questions, à commencer par : pourquoi lui avait-il offert un bracelet valant plus de deux cents euros ?

                -Huit !

                Ne s'était-il pas rendu compte qu'il s'agissait d'une somme importante, qu'on ne dépense pas sur un coup de tête ?

                -Sept !

                N'avez-t-il pas mieux à faire que d'acheter des cadeaux hors de prix à une femme qu'il connaissait depuis seulement quelques mois ?

                -Six !

                Guillaume n'était donc qu'un gamin irréfléchi et irresponsable ?

                -Cinq !

                D'un autre côté, il devait vraiment tenir à Agathe pour lui faire un tel présent.

                -Quatre !

                Non, il était définitivement stupide !

                 -Trois !

                Il la mettait vraiment dans l'embarras.

                 - Deux !

                Que devait-elle faire d'un tel cadeau ?

                 -Un !

                Après tout il pensait bien faire.

                 -Bonne année !!!

                Elle devait rendre le bijou.

                Des bouchons de champagne volèrent, les convives s'embrassèrent, Agathe quitta précipitamment le salon. De retour dans le vestibule, elle retira la petite boîte de son sac en même temps qu’une feuille et un stylo. Elle écrivit qu'elle était désolée, qu'elle ne pouvait pas accepter un cadeau ayant une si grande valeur. Elle ajouta qu'elle le remerciait néanmoins pour cette délicate attention et elle signa.

                En rangeant le papier et la boîte dans la veste de Guillaume, elle eut un pauvre sourire. Il était vraiment gentil, il voulait simplement lui faire plaisir. Mais elle ne changerait pas d'avis. Elle ne pouvait garder le bijou. Ne voulant pas s'expliquer avec Guillaume, elle récupéra ses affaires, remonta le couloir par lequel elle était arrivée, sortit aussi discrètement que possible et s'éloigna de la propriété à pied. Avec son téléphone, elle appela la société de taxi et donna sa position pour que l'un des conducteurs vienne la chercher. Elle n'eut, par chance, pas à attendre longtemps. Elle s'engouffra dans le véhicule, pressée de retrouver la chaleur de son appartement.


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