•             Après une courte sieste agitée dans le petit hôtel russe, Agathe fut réveillée par son estomac qui criait famine. Elle tenta de se rappeler à quand remontait son dernier repas. Elle chercha quelques instants et parvint à la conclusion qu’elle n’avait plus rien avalé depuis son déjeuner au théâtre Marigny, en compagnie de Guillaume. Comme tout cela lui semblait loin à présent ! Elle avait l’impression que la scène datait déjà de plusieurs semaines. Elle tenta de se lever et fut prise de vertiges. Ce qui est bien normal, pensa-t-elle. Il faut à tout prix que je mange du sucre. Elle se mit péniblement debout, fit une rapide toilette, c’est-à-dire qu’elle aspergea son visage à l’eau froide dans la salle de bain qui était à sa disposition puis elle s’habilla. Tout en se tenant aux murs pour ne pas s’écraser sur le plancher qui semblait faire des vagues sous ses pieds,  elle sortit de sa chambre et se dirigea avec difficulté dans le couloir. Elle se rappela avec découragement qu’elle se trouvait à l’étage de l’hôtel et qu’elle devait descendre un escalier pour se rendre à la salle à manger. L’obstacle lui parut infranchissable. Elle réunit cependant le peu de force qui lui restait et avança son pied au-dessus de la première marche. Elle le posa sur celle-ci, ce qui eut pour effet de lui faire perdre l’équilibre. Elle bascula en arrière. Elle ne toucha heureusement pas le sol car un homme aux réflexes excellents venait de la rattraper.

                -Est-ce que ça va, mademoiselle ? lui demanda-t-il en anglais.

                Elle n’eut pas le courage de répondre et faillit perdre connaissance.

                -Vite, un médecin ! cria l’homme.

                Ce fut la dernière chose qu’elle entendit. Elle revint à elle quelques instants plus tard, à demi allongée sur un canapé, dans la salle de réception de l’hôtel, entourée de nombreuses personnes. Le visage soucieux de Lena était penché au-dessus d’elle. La main de George apparut dans le champ de vision de la jeune femme. Elle tenait un verre.

                -Buvez, ordonna-t-il, c’est de l’eau sucrée.

                Agathe souleva péniblement sa propre main et saisit le gobelet qu’elle porta à ses lèvres. Elle avala lentement et à petites gorgées le liquide tandis que Lena l’interrogeait d’une voix douce :

                -Je suis désolée, mais aucun de nous n’est en mesure de vous parler en français, il va falloir que vous fassiez un effort pour comprendre l’anglais.

                Agathe n’eut pas le courage de lui dire qu’elle comprenait très bien, malgré son état lamentable, la langue de Shakespeare.

                -Depuis combien de temps n’avez-vous rien mangé ? continua le médecin.

                La jeune femme lui montra deux doigts.

                -Deux jours, donc ? devina Dusch.

                Agathe secoua la tête de façon affirmative. Elle n’avait pas encore la force de parler mais elle sentait qu’elle en serait bientôt capable.

                -Dans combien de temps sera-t-elle en mesure de prendre la route ? voulut savoir George.

                -Il faut qu’elle se repose. Je dirais qu’il lui sera impossible d’aller où que ce soit avant demain, il faut être sûr qu’elle n’a rien de grave.

                -Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre autant de temps, les informa une voix au fort accent russe.

                -Vous n’êtes pas médecin, que je sache, rétorqua l’Anglais.

                -Non, je me nomme Bogdan Kosloff, je suis en charge de la planification de cette mission et…

                -Alors tant que Mme Dusch n’aura pas donné son accord, nous resterons ici, termina-t-il avec fermeté.

                -Je suis désolé, M. Livingstone, vous n’êtes pas en mesure de prendre des décisions. Je laisse à la Française quelques heures pour ce reposer. Vous prendrez le bateau à 15h00 cet après-midi.

                Sur ce, l’homme tourna les talons et quitta le salon d’un pas martial, sous le regard médusé de Lyov.

                -Pour qui il se prend, celui-là, avec ses airs supérieurs ? cracha-t-il.

                -Je crois que tous les Russes sont comme ça.

                L’homme qui venait de parler était celui qui avait secouru Agathe dans les escaliers. Bien qu’elle ne l’ait encore jamais vu, elle avait reconnu sa voix. Ivannovsky le fusillait justement du regard. Comprenant qu’il n’appréciait pas sa remarque, l’homme s’excusa maladroitement :

                -Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, ne le prenez pas mal.

                -Qui êtes-vous ? articula Agathe en buvant un second verre d’eau.

                -Capitaine Michael Turner, de l’US Navy, se présenta-t-il. Et vous êtes Agathe Rousseau, journaliste, si je ne m’abuse ?

                -C’est exact.

                -Pouvez-vous vous lever ? demanda Lena à sa patiente, ainsi nous pourrons passer à table et manger un peu, cela vous fera le plus grand bien.

                -Je devrais y arriver, évalua Agathe, la table n’est pas à deux mètres.

                Elle se mit sur ses jambes. Ces dernières avaient retrouvé leur solidité. Elle se dirigea vers la table et s’assit sur la chaise la plus proche. Les quatre autres l’imitèrent.

                -Nous voilà donc au grand complet, se réjouit George. Etes-vous motivés pour ce que nous nous apprêtons à accomplir ? Tuer un terroriste est une chose relativement aisée, pour peu que l’on sache où le trouver, mais passer la frontière nord coréenne en est une autre. Nous devons nous préparer à toute éventualité.

                -Cela vous ennuierait-il de changer de sujet ? demanda Lena. Je n’ai pas envie de parler de cela maintenant.

                -Je n’aime pas remettre à plus tard ce que je peux faire maintenant, répondit George, mais si c’est ce que vous souhaitez.

                -Avez-vous des enfants ? demanda l’Allemande à Turner.

                -Oui, j’ai deux filles, de neuf et onze ans. J’espère pouvoir rentrer bientôt, j’ai hâte de les revoir.

                Tandis que tous mangeaient et qu’Agathe reprenait des forces, la discussion, menée par Lena, tourna autour des enfants. Lyov y prit part lui aussi, car il avait, disait-il, trois jeunes frères et sœur. Mise à part celle-ci, qui portait le nom de Roksana et qui était venue plusieurs fois le voir en prison, il ne les avait pas revu depuis plusieurs années mais ne les avait pas oublié pour autant. George, quant à lui, restait silencieux. Il semblait étranger à la conversation, son esprit devait être occupé ailleurs. Agathe se demanda à quoi il pouvait bien penser mais ne parvint à aucune conclusion satisfaisante. Cet homme l’intriguait de plus en plus. Elle détailla finalement Michael, la seule personne du groupe qu’elle n’avait pas encore observée. Il paraissait presque chauve, tant ses cheveux était coupés courts. D’une stature imposante, il avait l’air deux fois plus gros que le Russe.

                Kosloff entra dans la pièce à cet instant et leur ordonna :

                -Terminez rapidement votre assiette, et passez dans la salle d’à côté, j’ai quelques choses à vous expliquer.

                Les cinq personnes obéir sans poser de question, toutes conscientes que le moment tant attendu par certains, redouté par d’autres, était enfin arrivé. Il suivirent l’homme dans la pièce adjacente et s’assirent en face d’un rétroprojecteur.

                -Messieurs dames, commença Kosloff d’une voix ferme, je suis chargé par nos cinq gouvernements de vous transmettre des ordres de mission. Vous allez participer à l’intervention la plus importante du début de ce siècle. De votre réussite, dépend la paix. Si vous vous faîtes repérés, une guerre mondiale risquerait d’éclater. Comme vous le savez, un terroriste, Hatori Honda, se trouve à l’heure où je vous parle en Corée du Nord. Il a menacé d’attaquer les grandes capitales. Pour éviter un élan de panique, les chefs d’états ont tenté de rassurer les populations. Pour cela, le président américain a fait croire que cet homme était décédé. Ce mensonge pourrait avoir de fâcheuses conséquences car, si Honda venait à passer à l’action depuis la Corée du Nord, les états visés risqueraient de déclarer la guerre à ce pays qu’ils tiendraient pour responsable. La situation est donc critique. C’est la raison pour laquelle vous êtes chargés de vous infiltrer en Corée du Nord afin d’assassiner Hatori Honda avant qu’il ne soit trop tard.

                -C’est bien beau tout ça, l’interrompit Michael, mais comment passe-t-on la frontière ?

                -Patience, reprit l’homme, j’y viens. Nous avons élaboré pour vous un plan qui vous permettra, théoriquement, de venir à bout de cette mission. Cet après-midi, à quinze heures, vous prendrez un bateau, qui vous déposera aux larges des côtes coréennes. Vous rejoindrez ensuite la terre ferme. A la nage.

                -C’est une blague, j’espère ? le coupa Lyov, les yeux ronds d’étonnement.

                -Non, j’en suis désolé, enchaîna-t-il sans la moindre compassion pour le jeune informaticien. Des sacs étanches et des planches flottantes vous seront fournis pour vous faciliter la tâche.

                Kosloff s’approcha du rétroprojecteur et l’alluma. Une carte du relief nord coréen sur laquelle les villes étaient indiquées apparut alors sur le mur. A l’aide d’une baguette en bois, le Russe désigna une sorte de baie, sur la côte est du pays.

                -Le bateau vous déposera dans la baie Yonghung, quelque part au nord de la ville de Wonsan. Vous partirez ensuite à pied, en utilisant cette balise.

                Il leur montra un boîtier composé d’un écran tactile et de trois boutons, un rouge, un vert et un gris.

                -Lorsque nous avons tenté d’arrêter Honda, expliqua-t-il, nous l’avions équipé à son insu d’un émetteur. Ce dernier s’est éteint alors que Honda arrivait ici, sur les rives du fleuve Kumya. La balise vous guidera jusque là-bas. Il vous faudra ensuite vous débrouiller. Mais un de nos satellites a remarqué la présence d’un bâtiment suspect à l’endroit même où nous avons perdu la trace de Honda. Je pense que vous n’aurez pas à chercher très loin. Ensuite, parlons de la balise. Le bouton gris permet de couper momentanément l’alimentation, au cas où vous craigniez de vous faire repérer. Le rouge sert à détruire la mémoire de la balise afin que nous n’ayons pas d’ennuis si par hasard vous vous faisiez prendre. Et le bouton vert vous permettra de nous informer une fois que la mission sera accomplie.

                -Alors, vous viendrez nous chercher, n’est-ce pas ? s’inquiéta Lena dont la pâleur du visage se ressentait dans la voix.

                -A vrai dire, non. Ce n’est pas prévu. Nous ne pourront pas vous envoyer des secours, il vous faudra revenir par vos propres moyens.

                -En clair, c’est une opération suicide, résuma sombrement Michael.

                -Non, s’empressa de répliquer l’homme. Nous vous attendrons avec un bateau, au large de Wonsan. Vous n’aurez qu’à nous rejoindre.

                -Mais, bien sûr, soupira Lyov. En fait, vous vous fichez éperdument de notre sort.

                -Ne soyez pas vulgaire, je vous prie, l’arrêta le Russe, nous…

                -C’est bon, le coupa Michael, on a compris. On se débrouillera.

                -Si je puis me permettre, commenta Agathe avec un calme qui ne lui ressemblait pas, il est inutile de songer à rentrer tant que Honda n’est pas mort. Nous aviserons lorsque le moment sera venu.

                -Parfaitement d’accord, conclut George qui n’avait pas encore parlé.

                -Bien, reprit l’homme. Je tiens à vous dire qu’une fois sur le territoire coréen, vous serez livrés à vous-même et vous ne pourrez pas nous joindre par radio. A qui dois-je remettre la balise ?

                -Je ne veux pas m’en charger, s’étrangla Lena qui était devenue livide au cours de la conversation.

                -Je veux bien la prendre, proposa Lyov, puisque j’aurais du matériel informatique à transporter, je pourrais la mettre avec mon ordinateur.

                -Je préfère qu’elle soit entre les mains de quelqu’un de fiable, murmura Turner à l’oreille d’Agathe.

                Il ne fait donc pas confiance à Lyov, déduisit cette dernière. Elle se surprit à penser que Livingstone avait raison, lorsqu’il parlait de rivalité américano-russe.

                -Pourquoi ne pas la confier à George ? suggéra-t-elle. C’est celui d’entre nous qui a le plus d’expérience en matière de mission secrète, si vous permettez l’utilisation de ce terme.

                -Etes-vous d’accord ? interrogea Michael. Moi, cela me convient.

                Les autres donnèrent leur assentiment d’un signe de la tête. George s’empara alors de la balise et l’accrocha en silence à sa ceinture.

                -Bien, termina Kosloff. Je pense que vous êtes prêts. Encore une chose, Mlle Rousseau, avez-vous de quoi tenir le journal de bord de la mission, cela nous sera utile, si toute fois vous êtes en mesure de nous le rapporter.

                -J’ai ce qu’il faut, confirma Agathe.

                -Très bien. Dans ce cas, vous pouvez tous quitter la pièce.

    Ils se levèrent et se dirigèrent vers la porte. Agathe pensa à Guillaume. A présent que l’opération débutait, elle savait qu’elle ferait tout pour revenir en vie car elle avait à présent deux objectifs : le revoir, et remettre le journal de bord aux autorités. Elle n’avait plus peur. Pour l’instant.


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  • Un chapitre un peu plus long où l'on en apprend davantage sur nos deux héros. Bonne lecture !

     

     

     

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  • Un chapitre très court, c'est la raison pour laquelle je publie le chapitre 4 en même temps !

     

     

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